— Jane Eyre —

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Charlotte Brontë

Jane Eyre ou Les mémoires d'une institutrice

Après l'avoir mené à la salle des domestiques et l'avoir recommandé à John et à sa femme, j'allai à la recherche de Mr Rochester.

Il n'était ni dans les chambres d'en bas, ni dans la cour, ni dans l'écurie, ni dans les champs; je demandai à Mme Fairfax si elle ne l'avait pas vu, elle me répondit qu'il jouait au billard avec Mlle Ingram. Je me dirigeai vers la salle de billard, où j'entendis le bruit des billes et le son des voix. Mr Rochester, Mlle Ingram, les deux demoiselles Eshton et leurs admirateurs étaient occupés à jouer; il me fallut un peu de courage pour les déranger, mais je ne pouvais plus retarder ma demande; aussi, m'approchai-je de mon maître, qui était à côté du Mlle Ingram. Elle se retourna et me regarda dédaigneusement; ses yeux semblaient demander ce que pouvait vouloir cette vile créature, et lorsque je murmurai tout bas : « Monsieur Rochester ! » elle fit un mouvement comme pour m'ordonner de me retirer. Je me la rappelle à ce moment; elle était pleine de grâce et frappante de beauté : elle portait une robe de chambre en crêpe bleu de ciel; une écharpe de gaze également bleue était enlacée dans ses cheveux; le jeu l'avait animée, et son orgueil irrité ne nuisait en rien à l'expression de ses grandes lignes :

« Cette personne a-t-elle besoin de vous ? » demanda Mlle Ingram à Mr Rochester, et Mr Rochester se retourna pour voir quelle était cette personne.

Il fit une curieuse grimace, étrange et équivoque; il jeta à terre la queue qu'il tenait et sortit de la chambre avec moi.

« Eh bien, Jane ? dit-il en s'appuyant le dos contre la porte de la chambre d'étude qu'il venait de fermer.

« Je vous demanderai, monsieur, d'avoir la bonté de m'accorder une ou deux semaines de congé.

—    Pour quoi faire ? Pour aller où ?

—    Pour aller voir une dame malade qui m'a envoyé chercher.

—    Quelle dame malade ? Où demeure-t-elle ?

—    À Gateshead, dans le comté de…

—    Mais c'est à cent milles d'ici; quelle peut être cette dame qui envoie chercher les gens pour les voir à une pareille distance ?

—    Elle s'appelle Mme Reed, monsieur.

—    Reed, de Gateshead ? Il y avait un Mr, Reed, de Gateshead; il était magistrat.

—    C'est sa veuve, monsieur.

—    Et qu'avez-vous à faire avec elle ? comment la connaissez-vous ?

—    Mr Reed était mon oncle, le frère de ma mère.

—    Vous ne m'avez jamais dit cela auparavant; vous avez toujours prétendu, au contraire, que vous n'aviez pas de parents.

—    Je n'en ai pas, en effet, monsieur, qui veuillent bien me reconnaître; Mr Reed est mort, et sa femme m'a chassée loin d'elle.

—    Pourquoi ?

—    Parce qu'étant pauvre, je lui étais à charge, et qu'elle me détestait.

—    Mais Mr Reed a laissé des enfants; vous devez avoir des cousins. Sir George Lynn me parlait hier d'un Reed de Gateshead, qui, dit-il, est un des plus grands coquins de la ville, et Ingram me parlait également d'une Georgiana Reed qui, il y un hiver ou deux, était très admirée, à Londres, pour sa beauté.

—    John Reed est mort, monsieur; il s'est ruiné et a à moitié ruiné sa famille; on croit qu'il s'est tué; cette nouvelle a tellement affligé sa mère, qu'elle a eu une attaque d'apoplexie.

—    Et quel bien pourrez-vous lui faire, Jane ? Vous ne prétendez pas parcourir cent milles pour voir une vieille femme qui sera peut-être morte avant votre arrivée; d'ailleurs, vous dites qu'elle vous a chassée.

—    Oui, monsieur; mais il y a bien longtemps, et sa position était différente alors; je serais mécontente de moi si je ne cédais pas à son désir.

—    Combien de temps resterez-vous ?

—    Aussi peu de temps que possible, monsieur.

—    Promettez-moi de ne rester qu'une semaine.

—    Il vaut mieux que je ne promette pas, parce que je ne pourrai peut-être pas tenir ma parole.

—    Mais en tout cas vous reviendrez ? rien ne pourra vous faire rester toujours avec votre tante ?

—    Oh ! certainement, je reviendrai dès que tout ira bien.

—    Et qui est-ce qui vous accompagne ? vous n'allez pas faire ce long voyage seule ?

—    Non, monsieur, elle a envoyé son cocher.

—    Est-ce un homme de confiance ?

—    Oui, monsieur; il est dans la famille depuis dix ans. »

Mr Rochester réfléchit.

« Quand désirez-vous partir ? demanda-t-il.

—    Demain matin de bonne heure.

—    Mais il vous faut de l'argent, vous ne pouvez pas partir sans rien, et je pense que vous n'avez pas grand-chose; je ne vous ai pas encore payée depuis que vous êtes ici. Jane, me demanda-t-il en souriant, combien avez-vous d'argent en tout ? »

Je tirai ma bourse; elle n'était pas bien lourde.

« Cinq schillings, monsieur » répondis-je.

Il prit ma bourse, la retourna, la secoua dans sa main, et parut content de la voir aussi peu garnie; il tira son portefeuille.

« Prenez. » dit-il, en m'offrant un billet. Il était de cinquante livres, et il ne m'en devait que quinze.

Je lui dis que je n'avais pas de monnaie.

« Je n'ai pas besoin de monnaie; prenez ce sont vos gages »

Je refusai d'accepter plus qu'il ne m'était dû. Il voulut d'abord m'y forcer; puis tout à coup, comme se rappelant quelque chose, il me dit :

« Vous avez raison : il vaut mieux que je ne vous donne pas tout maintenant. Si vous aviez cinquante livres; vous pourriez bien rester six mois; mais en voilà dix. Est-ce assez ?

—    Oui, monsieur, mais vous m'en devez encore cinq.

—    Alors, revenez les chercher; je suis votre banquier pour quarante livres.

—    Monsieur Rochester, je voudrais vous parler encore d'une autre chose importante, puisque je le puis maintenant.

—    Et quelle est cette chose ? je suis curieux de l'apprendre.

—    Vous m'avez presque dit, monsieur, que vous alliez bientôt vous marier.

—    Oui. Eh bien ! après ?

—    Dans ce cas, monsieur, il faudra qu'Adèle aille en pension; je suis convaincue que vous en sentirez vous-même la nécessité.

—    Pour l'éloigner du chemin de ma femme, qui, sans cela, pourrait marcher trop impérieusement sur elle. Sans doute, vous avez raison, il faudra mettre Adèle en pension, et vous, vous irez tout droit… au diable !

—    J'espère que non, monsieur; mais il faudra que je cherche une autre place.

—    Oui ! s'écria-t-il d'une voix sifflante et en contorsionnant. les traits de son visage d'une manière à la fois fantastique et comique. Il me regarda quelques minutes. « Et vous demanderez à la vieille Mme Reed ou à ses filles de vous chercher une place, je suppose ?

—    Non, monsieur; mes rapports avec ma tante et mes cousines ne sont pas tels que je puisse leur demander un service. Je me ferai annoncer dans un journal.

—    Oui, oui; vous monterez au haut d'une pyramide; vous vous ferez annoncer, sans vous inquiéter du danger que vous courez en agissant ainsi, murmura-t-il. Je voudrais ne vous avoir donné qu'un louis au lieu de dix livres. Rendez-moi neuf livres, Jane, j'en ai besoin.

—    Et moi aussi, monsieur, répondis-je en cachant ma bourse, je ne pourrais pas un instant me passer de cet argent.

—    Petite avare, dit-il, qui refusez de me rien prêter ! Eh bien, rendez-moi cinq livres seulement, Jane.

—    Pas cinq schellings, monsieur, pas même cinq sous.

—    Donnez-moi seulement votre bourse un instant, que je la regarde.

—    Non, monsieur, je ne puis pas me fier à vous.

—    Jane ?

—    Monsieur.

—    Voulez-vous me promettre ce que je vais vous demander ?

—    Oui, monsieur, je veux bien vous promettre tout ce que je pourrai tenir.

—    Eh bien, promettez-moi de ne pas vous faire annoncer et de vous en rapporter à moi pour votre position; je vous en trouverai une avec le temps.

—    Je le ferai avec plaisir, monsieur, si à votre tour vous me promettez qu'Adèle et moi nous serons hors de la maison et en sûreté avant que votre femme y entre.

—    Très bien, très bien, je vous le promets; vous partez demain, n'est-ce pas ?

—    Oui, monsieur, demain matin.

—    Viendrez-vous au salon ce soir après dîner ?

—    Non, monsieur; j'ai des préparatifs de voyage à faire.

—    Alors il faut que je vous dise adieu pour quelque temps.

—    Je le pense, monsieur.

—    Et comment se pratique cette cérémonie de la séparation ? Jane, apprenez-le-moi, je ne le sais pas bien.

—    On se dit adieu, ou bien autre chose si l'on préfère.

—    Eh bien ! dites-le.

—    Adieu, monsieur Rochester, adieu pour maintenant.

—    Et moi, que dois-je dire ?

—    La même chose si vous voulez, monsieur.

—    Adieu, mademoiselle Eyre, adieu pour maintenant. Est-ce tout ?

—    Oui.

—    Cela me semble bien sec et bien peu amical; je préférerais autre chose, rien qu'une petite addition au rite ordinaire; par exemple, si l'on se donnait une poignée de main. Mais non, cela ne me suffirait pas; ainsi donc, je me contenterai de dire : Adieu, Jane !

—    C'est assez, monsieur; beaucoup de bonne volonté peut être renfermée dans un mot dit avec cœur.

—    C'est vrai; mais ce mot adieu est si froid ! »

« Combien de temps va t'il rester ainsi le dos appuyé contre la porte ? » me demandai-je; car le moment de commencer mes paquets était venu.

La cloche du dîner sonna et il sortit tout à coup sans prononcer une syllabe; je ne le vis pas pendant le reste de la journée, et le lendemain je partis avant qu'il fût levé.

Charlotte Brontë - traduction: Mme Lesbazeilles Souvestre

Jane Eyre

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Fregate: Une porte ouverte vers le Conte & la Poésie.

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