— Jane Eyre —

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Charlotte Brontë

Jane Eyre ou Les mémoires d'une institutrice

Le temps que Georgiana ne passait pas à m'ouvrir son cœur, elle restait étendue sur un sofa, à déplorer la tristesse qui régnait dans la maison et à désirer que sa tante Gibson lui envoyât une invitation pour aller à la ville. « Il vaudrait bien mieux pour moi, disait-elle, passer un ou deux mois hors d'ici jusqu'à ce que tout fût fini. » Je ne lui demandai pas ce qu'elle voulait dire par ces mots; mais je pense qu'elle faisait allusion à la mort prochaine de sa mère et au service funèbre. Éliza ne s'inquiétait généralement pas plus des plaintes et de l'indolence de sa sœur que si elle n'eût pas existé. Un jour cependant, après avoir achevé ses comptes et pris sa broderie elle interpella sa sœur de la manière suivante :

« Georgiana, certainement jamais animal plus vain et plus absurde que vous n'a eu permission d'embarrasser la terre; vous n'aviez aucune raison pour naître, car vous ne vous servez pas de la vie. Au lieu de vivre pour vous, en vous et avec vous, comme devrait le faire toute créature raisonnable, vous ne cherchez qu'à appuyer votre faiblesse sur la force de quelque autre; si personne ne veut se charger d'une créature lourde, impuissante et inutile, vous criez que vous êtes maltraitée, négligée et misérable; l'existence pour vous doit être sans cesse variée et remplie de plaisirs, sans cela vous trouvez que le monde est une prison; il faut que vous soyez admirée, courtisée, flattée; vous avez besoin de musique, de danse et de monde, ou bien vous devenez languissante ! N'êtes-vous pas capable d'adopter un système qui rendrait impuissants les efforts de la volonté des autres ? Prenez une journée, divisez-la en plusieurs parties, appropriez un travail quelconque à chacune de ces parties, n'ayez pas un quart d'heure, dix minutes, cinq minutes même qui ne soient employées; que chaque chose soit faite à son tour, avec méthode et régularité, et vous arriverez à la fin de la journée sans vous en apercevoir; vous ne serez redevable à personne de vous avoir aidée à passer le temps, vous n'aurez demandé à personne sa compagnie, sa conversation ou sa sympathie; en un mot, vous aurez vécu comme devrait vivre tout être indépendant ! Écoutez ce conseil, le premier et le dernier que vous recevrez jamais de moi, et alors, quoi qu'il arrive, vous n'aurez pas plus besoin de moi que d'aucun autre. Si vous le négligez, eh bien ! vous continuerez à vous plaindre, à traîner partout votre indolence et à subir les résultats de votre stupidité, quelque tristes et insupportables qu'ils puissent être. Je vais vous parler franchement; ce que j'ai à vous dire, je ne le répéterai plus, mais j'agirai en conséquence : après la mort de ma mère, je ne m'inquiète plus de vous; du jour où son cercueil aura été transporté dans les caveaux de Gateshead, vous et moi serons aussi séparées que si nous ne nous étions jamais connues. N'allez pas croire que, parce que le hasard nous a fait naître des mêmes parents, je vous laisserai m'enchaîner, même par le lien le plus faible ! Voici ce que je vous dis : si toute l'humanité venait à disparaître de la surface du globe, excepté nous, si nous restions seules sur la terre, je vous abandonnerais dans le vieux monde, et je m'en irais vers la terre nouvelle. »

Éliza cessa de parler.

« Vous auriez pu vous épargner la peine de débiter cette tirade, répondit Georgiana; tout le monde sait que vous êtes la créature la plus égoïste et la plus dépourvue de cœur qui existe. Vous me haïssez, j'en ai eu une preuve dans le tour que vous m'avez joué à propos de lord Edwin Vire; vous ne pouviez pas vous habituer à l'idée que je serais au-dessus de vous, que j'aurais un titre, que je serais reçue dans des salons où vous n'oseriez pas seulement vous montrer : aussi vous avez agi en espion et en traître, et vous avez détruit mes projets pour jamais. »

Georgiana prit son mouchoir et se moucha pendant une heure environ; Éliza demeura froide, impassible et assidue.

Il y a des gens qui font peu de cas d'une tendresse véritable et généreuse. J'avais sous les yeux deux natures chez lesquelles ce sentiment n'existait pas : l'une avait une intolérable amertume, l'autre manquait de saveur. La tendresse sans la raison constitue un caractère faible et impuissant, mais la raison sans la tendresse rend l'âme aigre et rude.

Le temps était humide et le vent sifflait. Georgiana s'était endormie sur le sofa en lisant un roman; Éliza était allée entendre un service à la nouvelle église, car elle était sévère pour ce qui concernait la religion; aucun temps ne pouvait empêcher le ponctuel accomplissement de ce qu'elle regardait comme ses devoirs religieux; par la pluie ou le soleil, elle se rendait trois fois à l'église le dimanche, et, dans la semaine, toutes les fois qu'il y avait des prières.

J'eus alors l'idée d'aller voir l'état de la pauvre femme, qui était à peine soignée : les domestiques s'inquiétaient peu d'elle; la garde, n'étant pas surveillée, s'échappait de la chambre dès qu'elle le pouvait; Bessie était fidèle, mais elle avait à s'occuper de sa famille, et ne montait au château que de temps en temps. Au moment où j'entrai dans la chambre, je n'y vis personne; la garde n'y était pas. La malade était couchée tranquillement et semblait toujours plongée dans sa léthargie; sa figure livide était enfoncée dans ses oreillers; le feu s'éteignait, je le ranimai, j'arrangeai les draps, je regardai un instant celle qui ne pouvait plus me voir, puis je me dirigeai vers la fenêtre.

La pluie battait contre les vitres, et le vent soufflait impétueusement; je pensai en moi-même : « Sur ce lit est couché quelqu'un qui bientôt ne sera plus au milieu de la guerre des éléments; cet esprit qui maintenant lutte contre la matière, où ira-t-il, lorsqu'il sera enfin délivré ? »

En sondant ce grand mystère, le souvenir d'Hélène Burns me revint; je me rappelai ses dernières paroles, sa foi, sa doctrine sur l'égalité des âmes une fois délivrées du corps; ma pensée écoutait cette voix dont je me souvenais si bien; je voyais encore cette figure pâle, mourante et divine, ce regard sublime, lorsque, couchée sur son lit de mort, elle aspirait à retourner dans le sein de son père céleste. Tout à coup une voix faible, partie du lit, murmura :

« Qui est là ? »

Je savais que Mme Reed n'avait pas parlé depuis plusieurs jours. Allait-elle revenir à la santé ? Je m'approchai d'elle.

« C'est moi, ma tante, dis-je.

—    Qui, moi ? répondit-elle; qui êtes-vous ? » Puis elle fixa sur moi un regard surpris, alarmé, mais pas complètement égaré. « Je ne vous connais pas; où est Bessie ?

—    Elle est à la loge, ma tante.

—    Ma tante, répéta-t-elle; qui m'appelle tante ? Vous n'êtes pas une Gibson, et pourtant je vous connais; cette figure, ces yeux, ce front me sont familiers; vous ressemblez… mais vous ressemblez à Jane Eyre ! »

Je ne répondis rien; j'avais peur de lui faire mal en lui disant qui j'étais.

« Oui, dit-elle, je crains que ce ne soit une erreur; je me trompe; je désirais voir Jane Eyre, et je me figure une ressemblance là où il n'en existe pas; d'ailleurs, en huit années, elle doit avoir changé. »

Je l'assurai doucement que j'étais bien celle qu'elle avait cru reconnaître et qu'elle désirait voir; m'apercevant qu'elle me comprenait et qu'elle avait entière connaissance, je lui expliquai comment le mari de Bessie était venu me chercher à Thornfield.

« Oui, je sais que je suis très malade, reprit-elle au bout de peu de temps. Il y a quelques instants, j'ai voulu me tourner, et je n'ai pas pu remuer un seul membre; il vaut mieux que je délivre mon esprit avant de mourir; dans l'état où je suis on trouve lourd ce qui semble léger lorsqu'on se porte bien… La garde est-elle ici ? ou bien êtes-vous seule dans la chambre ? »

Je l'assurai que j'étais seule.

« Eh bien ! dit-elle, je vous ai nui deux fois et je le regrette maintenant : la première, en n'accomplissant pas la promesse que j'avais faite à mon mari de vous élever comme mes enfants; l'autre… » Elle s'arrêta. « Après tout, cela n'a peut-être pas beaucoup d'importance, murmura-t-elle, et puis je peux guérir; il est si pénible de m'humilier ainsi devant elle ! »

Elle fit un effort pour changer de position, mais ne put pas; sa figure s'altéra et sembla exprimer une douleur intérieure, peut-être quelque trouble précurseur de l'agonie.

« Allons, il le faut bien, dit-elle, l'éternité est devant moi; je ferai mieux de le lui dire. Ouvrez ma toilette, ajouta-t-elle, et apportez la lettre que vous y verrez. »

Je lui obéis.

« Lisez-la maintenant. » dit-elle.

Elle était courte et ainsi conçue :

« Madame, voudriez-vous avoir la bonté de m'envoyer l'adresse de ma nièce Jane Eyre, et de me dire comment elle se porte. Mon intention est d'écrire brièvement et mon désir de la faire venir à Madère. La Providence a béni mes efforts, j'ai pu amasser quelque chose; je n'ai ni femme ni enfant; je veux l'adopter pendant ma vie et lui laisser à ma mort tout ce que je possède.

« Je suis, madame, etc.

« John Eyre. Madère. »

La lettre était datée de trois ans auparavant.

« Pourquoi n'ai-je jamais entendu parler de cela ? demandai-je.

—    Parce que je vous détestais trop profondément pour prêter la main à votre élévation et à votre prospérité; je ne pouvais pas oublier votre conduite à mon égard, Jane, la fureur avec laquelle vous vous êtes une fois tournée contre moi, le ton avec lequel vous m'aviez déclaré que vous me détestiez plus que personne au monde, votre regard qui n'avait rien d'un enfant, votre voix lorsque vous avez assuré que ma pensée seule vous rendait malade, et que je vous ai traitée avec cruauté; je ne pouvais pas oublier mes propres sensations, lorsque vous vous étiez levée et que vous aviez jeté sur moi le venin de votre esprit; j'étais aussi effrayée alors que si un animal poussé ou frappé par moi se fût mis à me regarder avec les yeux d'un homme, et m'eut maudite avec une voix humaine. Apportez-moi de l'eau, oh ! dépêchez-vous !

—    Chère madame Reed, lui dis-je en lui offrant ce qu'elle me demandait, ne pensez plus à toutes ces choses, effacez-les de votre souvenir; pardonnez-moi mon langage passionné; j'étais une enfant alors, huit, neuf années se sont écoulées depuis ce jour. »

Elle ne fit pas attention à ce que je disais; mais lorsqu'elle eut bu et repris haleine, elle continua ainsi :

« Je vous dis que je ne pouvais pas oublier, et je me vengeai; je ne pouvais pas accepter de vous voir adoptée par votre oncle et vivant dans l'aisance. Je lui écrivis, je lui dis que j'étais désolée que ses projets ne pussent pas s'accomplir, mais que Jane Eyre était morte du typhus à Lowood ! Maintenant faites ce que vous voudrez, écrivez pour contredire mon assertion, exposez mon mensonge, dites tout ce qu'il vous plaira. Je crois que vous êtes née pour être mon tourment; ma dernière heure est empoisonnée par le souvenir d'une faute que sans vous je n'aurais jamais été tentée de commettre.

—    Si vous pouviez ne plus y penser, ma tante, et me regarder avec tendresse et indulgence !

—    Vous avez une mauvaise nature, me dit-elle, une nature qu'il m'a été impossible de comprendre jusqu'à ce jour. Comment, pendant neuf ans, avez-vous pu être patiente, et accepter tous les traitements, et pourquoi, la dixième année, avez-vous laissé éclater votre violence ? voilà ce que je n'ai jamais compris.

—    Je ne pense pas que ma nature soit mauvaise, repris-je; je suis peut-être violente, mais non pas vindicative; bien des fois, dans mon enfance, j'aurais été heureuse de vous aimer, si vous l'aviez voulu, et maintenant je désire vivement me réconcilier avec vous. Embrassez-moi, ma tante. »

J'approchai ma joue de ses lèvres, mais elle ne la toucha pas : elle me dit que je l'oppressais en me penchant sur son lit, et me redemanda de l'eau; lorsque je la recouchai, car je l'avais soulevée avec mon bras pendant qu'elle buvait, je pris dans mes mains ses mains froides; mais ses faibles doigts essayèrent de m'échapper, ses yeux vitreux évitèrent les miens.

« Eh bien ! dis-je enfin, aimez-moi ou haïssez-moi, en tout cas vous avez mon plein et libre pardon; demandez celui de Dieu et soyez en paix. »

Pauvre femme malade ! il était trop tard désormais pour changer son âme : vivante, elle m'avait haïe; mourante, elle devait me haïr encore.

La garde entra, suivie de Bessie; je restai encore une demi-heure, espérant découvrir chez Mme Reed quelque marque d'affection; mais elle n'en donna aucune, elle était retombée dans son engourdissement; elle ne recouvra pas ses esprits, elle mourut la nuit même, à minuit; je n'étais pas là pour lui fermer les yeux, et ses filles non plus. Le lendemain, on vint nous avertir que tout était fini. Éliza et moi nous allâmes pour la voir. Georgiana, en apprenant cette nouvelle, se mit à sangloter tout haut, et dit qu'elle n'osait pas venir avec nous. Sarah Reed, jadis robuste, active, rigide et calme, était étendue sur son lit de mort; ses yeux de bronze étaient recouverts par leurs froides paupières; son front et ses traits vigoureux portaient encore l'empreinte de son âme inexorable. Ce cadavre était pour moi un objet étrange et solennel; j'y jetai un regard sombre et triste; il n'inspirait aucun doux sentiment d'espérance, de pitié ou de résignation. Je sentis une poignante angoisse, à cause de ses douleurs, non pas de ma perte, et une sombre terreur devant la mort contemplée sous cette forme effrayante.

Éliza regarda sa mère avec calme, puis elle dit, après un silence de quelques minutes :

« Avec sa constitution elle aurait dû vivre longtemps; les chagrins l'ont tuée. »

La bouche d'Éliza fut un instant contractée par un spasme léger; puis elle quitta la chambre, et je la suivis. Personne n'avait versé une larme.

Charlotte Brontë - traduction: Mme Lesbazeilles Souvestre

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Fregate: Une porte ouverte vers le Conte & la Poésie.

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