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Charlotte Brontë

Jane Eyre

« Mon frère mourut, et mon père le suivit bientôt. Il y avait quatre ans que nous étions mariés; j'étais riche, et pourtant j'étais bien misérable. La nature la plus impure et la plus dépravée que j'aie jamais connue était unie à moi; la loi et la société la déclaraient une portion de moi-même, et je ne pouvais me débarrasser d'elle par aucun moyen légal : car les médecins découvrirent alors que ma femme était folle; ses excès avaient développé prématurément les germes de la maladie. Jane, mon récit vous déplaît, vous avez l'air souffrante; voulez-vous que je remette la fin à un autre jour ?

—    Non, monsieur, finissez-le; je vous plains, je vous plains sincèrement.

—    Jane, chez quelques-uns la pitié est une chose si dangereuse et si insultante, qu'on fait bien de prier ceux qui vous l'offrent de la garder pour eux; mais c'est la pitié qui sort des cœurs durs et personnels. C'est un sentiment à double face, à la fois souffrance égoïste d'entendre raconter les douleurs des autres, et mépris ignorant pour ceux qui les ont endurées; mais telle n'est pas votre pitié à vous, Jane, ce n'est pas là le sentiment que je lis dans ce moment sur votre visage, qui anime vos yeux, soulève votre cœur et fait trembler votre main dans la mienne : votre pitié, ma bien-aimée, est la mère souffrante de l'amour, ses angoisses sont les douleurs naturelles de la divine passion; je l'accepte, Jane. Que la fille s'avance librement; mes bras sont ouverts pour la recevoir.

—    Maintenant, monsieur, continuez. Que fîtes-vous lorsque vous vous aperçûtes que votre femme était folle ?

—    Jane, je fus bien près du désespoir; entre moi et l'abîme il n'y avait plus qu'un petit reste de dignité humaine. Aux yeux du monde, j'étais honteusement déshonoré; mais je résolus d'être pur à mes yeux. Jusqu'au dernier moment je m'éloignai d'elle pour ne pas sentir la souillure de ses crimes; je repoussai toute union avec cet esprit vicieux, et pourtant la société continuait à unir nos noms et nos personnes; je la voyais et je l'entendais tous les jours; un peu de son haleine était mêlé à l'air que je respirais.

« Et, d'ailleurs, je me rappelais que j'avais été son mari; alors, comme maintenant, ce souvenir était odieux pour moi; je savais que, tant qu'elle vivrait, je ne pourrais pas épouser une autre femme meilleure qu'elle. Bien qu'elle fût plus âgée que moi de cinq ans (sa famille et mon père m'avaient trompé, même sur son âge), il était probable qu'elle vivrait autant que moi, car son corps était aussi robuste que son esprit était infirme. Ainsi, à l'âge de vingt-six ans, toutes mes espérances étaient brisées.

« Une nuit, je fus réveillé par les cris de Berthe Mason; depuis que les médecins l'avaient déclarée folle, elle était enfermée. C'était par une de ces brûlantes nuits des Indes qui souvent précèdent un ouragan; ne pouvant m'endormir, je me levai et j'ouvris la fenêtre; l'air était transformé en un torrent de soufre, je ne pus trouver de fraîcheur nulle part, les moustiques entraient par les fenêtres et bourdonnaient dans la chambre. J'entendais la mer, et le tumulte des flots était semblable au bruit qu'aurait occasionné un tremblement de terre; de sombres nuages envahissaient le ciel; la lune brillait au-dessus des vagues, large et rouge comme la gueule d'un canon; elle jetait une dernière flamme sur ce sol tremblant à l'approche d'un orage. Physiquement, j'étais ému par cette lourde atmosphère et cette scène terrible; les cris de la folle continuaient à retentir à mes oreilles; elle mêlait mon nom à toutes ses malédictions, avec un accent de haine digne d'un démon; jamais créature humaine n'a eu un vocabulaire plus vil que le sien. Bien que je fusse séparé d'elle par deux chambres, j'entendais chaque mot; dans l'Inde, toutes les maisons ont des murs très minces, de sorte que ses hurlements, comparables à ceux du loup, arrivaient jusqu'à moi.

« Cette vie, m'écriai-je enfin, est semblable à l'enfer; dans l'abîme sans fond réservé aux damnés, on doit respirer le même air et entendre les mêmes bruits. J'ai le droit de jeter loin de moi ce fardeau si je le puis; j'échapperai aux souffrances de cette vie mortelle en délivrant mon âme de la chaîne pesante qui l'étouffe. Oh ! éternité douloureuse, inventée par les fanatiques, je ne te crains pas; rien ne peut être plus horrible que les souffrances qui m'accablent; brisons cette existence et retournons vers Dieu dans notre patrie ! »

« En disant ces mots, je m'agenouillai pour ouvrir une boîte qui contenait une paire de pistolets chargés. Je voulais me tuer; mais ce désir ne dura qu'un instant, car je n'étais pas fou, et cette crise de désespoir infini, qui excita en moi le désir et le projet de la destruction, ne dura qu'un instant.

« Un vent frais venu d'Europe souffla sur l'Océan et entra par la fenêtre ouverte; l'orage éclata, et, après la pluie, le tonnerre et les éclairs, le ciel redevint pur. Alors je pris une résolution, tout en me promenant dans mon jardin humide, sous les orangers, les grenadiers et les ananas mouillés par l'orage; et, pendant que la fraîche rosée des tropiques tombait autour de moi, je raisonnai ainsi. Écoutez-moi, Jane; car c'était une véritable sagesse qui m'avait montré le chemin que je devais suivre.

« Le doux vent d'Europe continuait à murmurer dans les feuilles rafraîchies, et l'Atlantique roulait ses vagues glorieuses de leur liberté. Mon cœur, longtemps brisé et flétri, se ranima en entendant les accords de l'Oman; il me sembla qu'un sang vivifiant coulait en moi; mon être tout entier demandait une vie nouvelle; mon âme aspirait à une goutte d'eau pure. Je sentis l'espérance renaître, je compris que la régénération était possible; d'un des berceaux fleuris de mon jardin, j'aperçus la mer plus bleue que le ciel; l'ancien monde était au delà.

« Va, me disait l'espérance, retourne en Europe ! Là, on ne sait pas que tu portes un nom souillé et que tu traînes après toi un impur fardeau; tu pourras emmener la folle en Angleterre, l'enfermer à Thornfield avec les précautions et les soins nécessaires; puis tu iras voyager où tu voudras et tu formeras les liens qui te plairont. Cette femme qui t'a si longtemps fait souffrir, qui a souillé ton nom, outragé ton honneur, flétri ta jeunesse, elle n'est pas ta femme et tu n'es pas son mari. Veille à ce qu'on prenne soin d'elle, ainsi que cela doit être, et tu auras fait tout ce qu'exigent Dieu et l'humanité. Garde le silence sur ce qu'elle est, tu ne dois le dire à personne; place-la dans un lieu sûr et commode; cache bien sa honte, et quitte-la. »

« J'agis ainsi; mon père et mon frère n'avaient pas parlé de mon mariage à leurs connaissances, parce que, dans la première lettre où je leur appris mon union, je commençais déjà à en être dégoûté; d'après tout ce que j'avais su de la famille de Berthe Mason, je voyais un affreux avenir devant moi, et je suppliai mon père et mon frère de garder le secret. Bientôt la conduite de celle que mon père m'avait choisie pour femme devint telle, que lui-même eût rougi de la reconnaître pour sa belle-fille; loin de désirer de publier ce mariage, il mit autant de soin que moi à le cacher.

« Je la conduisis donc en Angleterre. Il fut bien terrible pour moi d'avoir un monstre semblable dans un vaisseau; ce fut un grand soulagement lorsque je la vis installée dans la chambre du troisième, dont le cabinet secret est devenu, depuis dix ans, le repaire d'une véritable bête sauvage. J'eus de la peine à lui trouver une garde : il fallait une personne en qui l'on pût avoir pleine confiance; sans cela les extravagances de la folle révéleraient inévitablement mon secret; puis elle avait des jours et même des semaines de lucidité dont elle se servait pour me tromper. Enfin j'ai trouvé Grace Poole, à Grimsby-Retreat. Elle et Carter, qui a pansé Mason le jour où la folle s'est jetée sur lui, sont les seules personnes qui aient jamais eu connaissance de mon secret; Mme Fairfax a peut-être soupçonné quelque chose, mais elle n'a jamais pu savoir rien de précis. Après tout, Grace a été discrète; mais, malheureusement, plusieurs fois sa vigilance a fait défaut, à cause d'un vice dont rien ne peut la corriger et qui résulte probablement de son rude métier. La folle est à la fois malfaisante et rusée; elle n'a jamais manqué de profiter des fautes de sa gardienne, une fois pour se saisir du couteau avec lequel elle a frappé son frère, deux fois pour prendre la clef de sa chambre : la première, elle a essayé de me brûler dans mon lit; la seconde, elle est venue vous visiter. Je remercie Dieu d'avoir veillé sur vous et d'avoir permis que la rage de Berthe s'assouvit sur votre voile, qui probablement lui rappelait vaguement le souvenir de son mariage. Je frémis en pensant à ce qui aurait pu arriver; mon sang se glace dans mes veines quand je songe que cette créature, qui s'est jetée sur moi ce matin, aurait pu se cramponner au cou de ma bien-aimée.

—    Et qu'avez-vous fait, monsieur, demandai-je en le voyant s'interrompre, qu'avez-vous fait, après avoir installé votre femme ici ? Où êtes-vous allé ?

—    Ce que j'ai fait, Jane ? je me suis transformé en un feu follet. Où je suis allé ? j'ai entrepris des voyages semblables à ceux du Juif Errant. Je visitai tout le continent; mon désir et mon but étaient de trouver une femme bonne, intelligente, digne d'être aimée, et qui fût opposée à celle que je laissais à Thornfield.

—    Mais vous ne pouviez pas vous marier, monsieur.

—    J'étais décidé à le faire; j'étais convaincu que je le pouvais et que je le devais. Mon intention n'était pas de tromper comme je l'ai fait; je voulais raconter mon passé et faire mes propositions ouvertement. Il me semblait évident que tout le monde me considérerait comme libre d'aimer et d'être aimé, et je n'ai pas douté un seul instant que je trouverais une femme capable de me comprendre et de m'accepter, malgré la malédiction qui pesait sur moi.

—    Eh bien, monsieur ?

—    Quand vous questionnez, Jane, vous me faites toujours sourire; vous ouvrez vos yeux comme un oiseau inquiet, et, de temps en temps, vous vous agitez brusquement; on dirait que les réponses n'arrivent pas assez promptement pour vous et que vous voudriez lire dans le cœur même. Mais, avant que je continue, apprenez-moi ce que vous voulez dire par votre : « Eh bien, monsieur ? » Vous répétez souvent cette petite phrase, et, je ne sais trop pourquoi, elle m'entraîne dans des discours sans fin.

—    Je veux dire : Qu'y a-t-il après ? Qu'avez-vous fait ? qu'est-ce qui résulte de cela ?

—    Précisément; et que désirez-vous savoir maintenant ?

—    Si vous avez trouvé une personne qui vous plût, si vous lui avez demandé de vous épouser, et ce qu'elle a répondu.

—    Je puis vous dire si j'ai trouvé une personne qui me plût et si je lui ai demandé de m'épouser; mais ce qu'elle m'a répondu est encore à inscrire dans le livre de la destinée. Pendant dix longues années, j'errai partout, demeurant tantôt dans une capitale, tantôt dans une autre, quelquefois à Saint-Pétersbourg, le plus souvent à Paris; de temps en temps à Rome, Naples ou Florence. La Providence m'avait donné beaucoup d'argent et le passeport d'un vieux nom, je pouvais choisir ma société; aucun cercle ne m'était fermé; je cherchai ma femme idéale parmi les ladies anglaises, les comtesses françaises, les signoras italiennes et les grafinnen allemandes : je ne pus pas la trouver. Il y a des moments où j'ai cru voir une forme et entendre une voix qui devaient réaliser mon rêve, mais j'étais bientôt déçu. Ne supposez pas pour cela que je demandais la perfection du corps ou de l'esprit; je demandais quelqu'un qui me plût, qui fût le contraire de la créole : je cherchai en vain. Je ne trouvai pas dans le monde une seule fille que j'eusse voulue pour femme, car je connaissais les dangers et les souffrances d'un mauvais mariage. Le désappointement me rendit nonchalant; j'essayai de la dissipation, jamais de la débauche, je la détestais et je la déteste : c'était là le vice de ma Messaline indienne. Le dégoût que me faisait éprouver la débauche restreignait souvent mes plaisirs. Je m'éloignai de toutes les jouissances qui pouvaient y ressembler, parce que je croyais ainsi me rapprocher de Berthe et de ses vices.

« Pourtant je ne pouvais pas vivre seul; j'eus des maîtresses. La première fut Céline Varans, encore une de ces fautes qui font qu'un homme se méprise quand il se les rappelle; vous savez déjà quelle était cette femme, et comment notre liaison se termina. Deux autres lui succédèrent : une Italienne, nommée Giacinta, et une Allemande, appelée Clara. Toutes deux passaient pour très belles; mais que m'importa leur beauté, lorsque j'y fus habitué ? Giacinta était violente et immorale; au bout de trois mois je fus fatigué d'elle. Clara était honnête et douce, mais lourde, froide et sans intelligence; elle n'était pas le moins du monde de mon goût : je fus bien aise de lui donner une somme suffisante pour lui assurer un état honnête et ainsi me débarrasser convenablement d'elle. Mais, Jane, je lis dans ce moment-ci, sur votre visage, que vous n'avez pas bonne opinion de moi; vous voyez en moi un misérable, dépourvu de principes et de sentiments, n'est-ce pas ?

—    En effet, monsieur, je ne vous aime pas autant que certains jours, je trouve très mal de vivre ainsi, tantôt avec une maîtresse, tantôt avec une autre, et vous en parlez comme d'une chose toute simple.

—    Je me suis laissé aller à ce genre de vie, et pourtant je n'aimais pas cette existence vagabonde; jamais je ne désirerai y revenir. Louer une maîtresse est ce qu'il y a de pire après acheter un esclave; tous deux sont inférieurs à vous, souvent par la nature, toujours par la position, et il est dégradant de vivre intimement avec des inférieurs. Maintenant je ne puis supporter le souvenir des moments que j'ai passés avec Céline, Giacinta et Clara. »

Charlotte Brontë

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Fregate: Une porte ouverte vers le Conte & la Poésie.

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