— Charlotte Brontë —

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Charlotte Brontë

Jane Eyre

Un regard sauvage souleva ses sourcils et sillonna son visage; il se leva, mais se retint encore. J'appuyai ma main sur le dossier d'une chaise, pour me soutenir; j'avais peur, mais ma résolution était prise.

« Un instant, Jane. Quand vous serez partie, jetez un regard sur ma triste vie; tout le bonheur s'en ira avec vous. Que me restera-t-il ? Je n'ai qu'une folle pour femme; autant vaudrait me présenter un des cadavres du cimetière. Que faire, Jane ? où aller pour trouver une compagne ? où chercher l'espérance ?

—    Faites comme moi; ayez confiance en Dieu et en vous : croyez au ciel, et espérez que nous nous y retrouverons.

—    Ainsi vous ne voulez pas céder ?

—    Non.

—    Alors vous me condamnez à vivre misérable, à mourir maudit ? »

Sa voix s'éleva.

« Je vous conseille de vivre pur, et je désire vous voir mourir tranquille.

—    Vous m'arrachez l'amour et l'innocence »; à la place de l'amour, vous m'offrez la débauche; et, pour toute occultation, vous me proposez le vice.

—    Non, monsieur, je ne vous condamne pas plus à cette destinée que je ne m'y condamne moi-même. Nous sommes nés pour souffrir et lutter, vous aussi bien que moi; résignez-vous; vous m'oublierez avant que je vous aie oublié.

—    Vous me considérez comme un imposteur, vous ne croyez pas à ma loyauté. Je vous ai dit que je ne pourrais jamais changer, et vous me dites en face que je changerai bientôt; votre conduite prouve combien vous jugez mal, et combien vos idées sont fausses. Est-il mieux de jeter dans le désespoir un de ses semblables que de violer une loi humaine, lorsque personne ne doit en souffrir ? car vous n'avez ni parents ni amis que vous craigniez d'offenser en demeurant avec moi. »

C'était vrai; et, pendant qu'il parlait, ma raison et ma conscience se tournaient traîtreusement contre moi; elles criaient presque aussi haut que mon cœur, et tous ensemble me disaient : Oh ! cède, cède ! pense à sa souffrance, pense au danger où tu le laisses; regarde dans quel abattement il tombe lorsqu'il se voit abandonné. Souviens-toi que sa nature est impétueuse; songe aux suites du désespoir; console-le, sauve-le, aime-le ! dis-lui que tu l'aimes et que tu seras à lui. Qui est-ce qui s'inquiète de toi dans le monde ? qui est-ce qui sera offensé ou attristé par ce que tu feras ? »

Et, malgré tout, je continuais à me dire : « Je me dois à moi-même; plus je suis isolée, moins j'ai d'amis et de soutiens, plus je dois me respecter. Je garderai les lois données par Dieu et sanctionnées par l'homme; je serai fidèle aux principes que j'ai acceptés lorsque j'étais raisonnable et non pas folle comme maintenant. Les lois et les principes ne nous ont pas été donnés pour les jours sans épreuves; ils ont été faits pour des moments, comme celui-ci, alors que le cœur et l'âme se révoltent contre leur sévérité. Ils sont durs, mais ils ne seront pas violés; si je pouvais les briser à ma volonté, de quel prix seraient-ils ? Ils ont une grande valeur, je l'ai toujours cru; et si je ne puis plus le croire maintenant, c'est parce que je suis insensée, que du feu coule dans mes veines, et que mon cœur bat trop pour que je puisse en compter les palpitations. À cette heure je dois m'en tenir aux opinions préconçues, et c'est sur ce terrain solide que je poserai mes doux pieds ! »

Je le fis en effet; Mr Rochester me regarda, et devina aussitôt mon intention. Sa rage fut excitée au plus haut point, et, sans s'inquiéter des suites de sa colère, il y céda un instant. Il traversa la chambre, me prit le bras et me saisit par la taille; Il semblait me dévorer de son regard passionné; physiquement, je me sentais exposée à l'ardeur d'une fournaise enflammée, moi aussi impuissante que le chaume; mais je possédais encore mon âme, et j'éprouvais un sentiment de grande sécurité. Heureusement, l'âme a un interprète, interprète qui souvent n'a pas conscience de ce qu'il fait, mais qui est toujours fidèle : je veux parler des yeux. Les miens se dirigèrent vers la figure ardente de Mr Rochester, et je poussai un soupir involontaire; son étreinte était douloureuse, et mes forces presque épuisées.

« Jamais, dit-il en serrant les dents, jamais je n'ai vu une créature aussi frêle et aussi indomptable. Elle est entre mes mains comme un fragile roseau, continua-t-il en me secouant de toute la force de son poignet; je pourrais la plier avec un de mes doigts : et quel bien cela ferait-il, si je la pliais, si je la domptais, si je la jetais à terre ? Regardez ces yeux, regardez cette enfant résolue, sauvage et indépendante, qui semble me défier avec plus que le courage, avec la certitude du triomphe ! Quand même je me rendrais maître de la cage, je ne pourrais pas m'emparer du bel oiseau sauvage; si je brise la fragile prison, mon outrage ne fera que donner la liberté au captif. Je pourrais conquérir la maison; mais celle qui l'occupe s'envolerait vers le ciel, avant que je pusse me déclarer possesseur de sa demeure d'argile ! et c'est cette âme d'énergie, de vertu et de pureté que je veux, ce n'est pas seulement votre frêle enveloppe. Si vous le vouliez, vous pourriez voler librement vers moi, et venir vous abriter près de mon cœur; mais, saisie malgré vous, semblable à un pur esprit, vous échapperiez à mes embrassements; vous disparaîtriez avant que j'aie pu respirer votre parfum. Oui venez, Jane, venez ! »

En disant ces mots, il me lâcha et se contenta de me regarder. Il était plus difficile de résister à ce regard qu'à son étreinte passionnée; mais je ne voulais pas succomber : j'avais défié sa colère, il fallait maintenant supporter sa douleur. Je me dirigeai vers la porte.

« Vous partez, Jane ? me dit-il.

—    Oui, monsieur.

—    Vous allez me quitter ?

—    Oui.

—    Vous ne reviendrez pas ? vous ne voulez pas être mon soutien, mon sauveur ? Mon amour profond, ma grande douleur, mes supplications, tout cela n'est rien pour vous ? »

Quelle inexprimable douleur dans sa voix ! combien il me fut dur de répéter avec fermeté :

« Je pars.

—    Jane ! reprit-il.

—    Monsieur Rochester ?

—    Eh bien, partez, j'y consens; mais rappelez-vous que vous me laissez ici dans l'angoisse. Montez dans votre chambre; rappelez-vous tout ce que je vous ai dit, Jane; jetez un regard sur mes souffrances, et pensez à moi. »

Il se retourna et alla se cacher le visage contre le sofa.

« Oh ! Jane ! s'écria-t-il avec un ton de douloureuse angoisse, oh ! Jane, mon espérance, mon amour, ma vie ! »

Et alors j'entendis sortir de sa poitrine un profond sanglot.

J'avais déjà gagné la porte, mais je revins sur mes pas, aussi résolue que lorsque je m'étais retirée. Je m'agenouillai près de lui; je soulevai son visage et le dirigeai de mon côté, j'embrassai sa joue et je lissai ses cheveux avec ma main.

—    Dieu vous bénisse, mon cher maître ! m'écriai-je; Dieu vous garde de la souffrance et du mal ! puisse-t-il vous diriger, vous consoler, et vous récompenser de vos bontés passées pour moi !

—    L'amour de ma petite Jane aurait été ma meilleure récompense, répondit-il; si je ne l'obtiens pas, mon cœur est à jamais brisé; mais Jane me donnera son amour; elle me le donne noblement, généreusement. »

Le sang lui monta au visage, ses yeux brillèrent; il se leva et étendit les bras : mais j'échappai à son étreinte et je quittai subitement la chambre.

« Adieu ! » cria mon cœur, lorsque je m'éloignai. — « Adieu, pour toujours ! » ajouta le désespoir.

Charlotte Brontë

Jane Eyre

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Fregate: Une porte ouverte vers le Conte & la Poésie.

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