— Charlotte Brontë —

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Charlotte Brontë

Jane Eyre

Deux jours sont passés. C'est un soir d'été; le cocher m'a descendue dans un endroit appelé Whitcross; il ne pouvait pas me conduire plus loin pour la somme que je lui avais donnée, et je ne possédais plus un schelling dans le monde; je suis seule, la voiture est déjà éloignée d'un mille. À ce moment, je m'aperçois que j'ai oublié mon petit paquet dans la poche de la voiture où je l'avais placé pour plus de sûreté; il faut maintenant qu'il y reste, et moi je n'ai plus aucune ressource.

Whitcross n'est pas une ville ni même un hameau; c'est un pilier de pierre placé à la réunion de quatre routes; il est peint en blanc, probablement pour qu'on puisse le voir de loin dans l'obscurité. Au sommet de ce pilier on aperçoit quatre bras qui indiquent à quelle distance on est des différentes villes; d'après les indications, la ville la plus proche était distante de dix milles, et la plus éloignée, de vingt. Les noms bien connus de ces villes m'apprirent dans quel pays j'étais : c'était un des comtés du centre, couvert de marécages et entouré de montagnes; à droite et à gauche on apercevait de grands marais; une série de montagnes s'étendaient bien loin au delà de la vallée que j'avais à mes pieds. La population ne devait pas être nombreuse. Je n'apercevais personne sur les routes qui se déroulaient aux quatre points cardinaux, larges, blanches et solitaires; elles avaient toutes été tracées au milieu même des marais, et la bruyère poussait épaisse et sauvage jusque sur le bord. Cependant le hasard pouvait amener un voyageur par là, et je désirais ne point être vue; des étrangers se demanderaient naturellement ce que je faisais là, et pourquoi j'étais devant ce poteau, errant sans but et comme si je m'étais égarée. On me questionnerait peut-être, et je ne pourrais faire que des réponses peu vraisemblables, qui exciteraient le soupçon.

Aucun lien ne m'attachait alors à la société; aucun charme, aucune espérance ne m'attiraient vers les hommes; pas un de ceux qui me verraient ne se sentirait pris de sympathie pour moi. Je n'avais pour tout parent que la nature, notre mère à tous; aussi ce fut sur son sein que j'allai chercher le repos.

J'entrai dans la bruyère, je me dirigeai vers un creux que j'avais aperçu sur le bord du marais; j'enfonçais dans les épaisses bruyères jusqu'aux genoux. Enfin, dans un coin reculé, je trouvai un rocher de granit recouvert de mousse; je m'assis dans l'enfoncement; ma tête était protégée par les larges pierres du rocher; au-dessus il n'y avait que le ciel.

Même dans cette retraite, il me fallut quelque temps avant d'être délivrée de toute inquiétude : j'avais une crainte vague que quelque chat sauvage ne s'élançât sur moi ou qu'un chasseur ne vint à me découvrir. Si le vent mugissait un peu fort, je regardais autour de moi et j'avais peur d'apercevoir tout à coup un taureau sauvage; si un pluvier sifflait, je le prenais pour un homme; mais voyant que mes appréhensions n'étaient pas fondées, et calmée d'ailleurs par le profond silence du soir, je pris confiance. Jusque-là je n'avais pas encore pensé; je n'avais qu'écouté, regardé et craint : mais maintenant je pouvais réfléchir de nouveau.

Que devais-je faire ? Où devais-je aller ? Oh ! questions intolérables pour moi, qui ne pouvais rien faire ni aller nulle part. Il fallait que mes membres fatigués et tremblants parcourussent un long chemin avant d'atteindre à une habitation humaine; il me fallait implorer la froide charité pour obtenir un abri et forcer la sympathie mécontente des indifférents. Il me fallait subir un refus presque certain, sans que mon histoire fût même écoutée, sans que mes besoins fussent satisfaits.

Je touchai la bruyère; elle était humide, bien que réchauffée par un soleil d'été. Je regardai le ciel; il était pur; une étoile se levait juste au-dessus de l'endroit où j'étais couchée; la rosée tombait doucement; on n'entendait même pas le murmure de la brise; la nature semblait douce et bonne pour moi. Je me dis qu'elle m'aimait, moi, pauvre délaissée; et ne pouvant espérer des hommes que les insultes et la méfiance, je me cramponnai à elle avec une tendresse filiale. « Cette nuit-là, du moins, me dis-je serai son hôte comme je suis son enfant; ma mère me logera sans me demander le prix de son bienfait. » Il me restait encore un morceau de pain que j'avais acheté avec mon dernier argent, dans une ville où nous passions à la nuit tombante; je vis ça et là des mûres noires et brillantes comme des perles de jais; j'en cueillis une poignée que je mangeai avec mon pain. Ma faim fut sinon satisfaite, du moins apaisée par ce repas d'ermite; je dis ma prière du soir et je choisis un lieu pour m'étendre.

À côté du rocher, la bruyère était très épaisse; lorsque je fus étendue, mes pieds étaient tout à fait couverts, et elle s'élevait à droite et à gauche, assez haut pour ne laisser qu'un étroit passage à l'air de la nuit. Je pliai mon châle double et je l'étendis sur moi en place de couverture; une petite éminence recouverte de mousse me servit d'oreiller; ainsi installée je n'eus pas le moindre froid, du moins au commencement de la nuit.

Mon repos aurait été doux sans la tristesse qui m'accablait; mais mon cœur s'affaissait sous sa blessure déchirante; je le sentais saigner intérieurement : toutes ses fibres étaient brisées. Je tremblais pour Mr Rochester, et une amère pitié s'était emparée de moi, mes incessantes aspirations criaient vers lui. Mutilée comme un oiseau dont les ailes sont brisées, je continuais à faire de vains efforts pour voler vers mon maître.

Torturée par ces pensées, je me levai et je m'agenouillai; la nuit était venue avec ses brillantes étoiles; c'était une nuit tranquille et sûre, trop sereine pour que la peur pût s'emparer de moi. Nous savons que Dieu est partout, mais certainement nous sentons encore mieux sa présence quand ses œuvres s'étendent devant nous sur une plus grande échelle. Lorsque, dans un ciel sans nuages, nous voyons chaque monde continuer sa course silencieuse, nous comprenons plus que jamais sa grandeur infinie, sa toute-puissance et sa présence en tous lieux. Je m'étais agenouillée afin de prier pour Mr Rochester : levant vers le ciel mes yeux obscurcis de larmes, j'aperçus la voie lactée; en songeant à ces mondes innombrables qui s'agitent dans le firmament et ne nous laissent apercevoir qu'une douce traînée de lumière, je sentis la puissance et la force de Dieu. J'étais sûre qu'il pourrait sauver ce qu'il avait créé; j'étais convaincue qu'il ne laisserait périr ni le monde ni les âmes que la terre garde comme un précieux trésor; ma prière fut donc une action de grâces. « La source de la vie est aussi le sauveur des esprits, » pensai-je. Je me dis que Mr Rochester était en sûreté; il appartenait à Dieu, et Dieu le garderait. Je me blottis de nouveau sur le sein de la montagne, et au bout de quelque temps le sommeil me fit oublier ma douleur.

Mais le jour suivant, le besoin m'apparut pâle et nu; depuis longtemps les petits oiseaux avaient quitté leurs nids; depuis longtemps les abeilles, profitant des belles heures du matin, recueillaient le suc des fleurs avant que la rosée fut séchée. Lorsque les longues ombres de l'aurore eurent disparu, lorsque le soleil brilla dans le ciel et sur la terre, je me levai et je regardai autour de moi.

Combien la journée était calme, belle et chaude ! les marais s'étendaient devant moi comme un désert doré; partout le soleil brillait : j'aurais voulu pouvoir vivre là. Je vis un lézard courir le long du rocher, et une abeille occupée à sucer les baies : à ce moment, j'aurais voulu devenir abeille ou lézard, afin de trouver dans ces forêts une nourriture suffisante et un abri constant; mais j'étais un être humain, et il me fallait la vie des hommes; je ne pouvais pas rester dans un lieu où elle n'était pas possible. Je me levai; je regardai le lit que je venais de quitter; je n'avais aucune espérance dans l'avenir, et je me mis à regretter que pendant mon sommeil mon créateur n'eût pas emporté mon âme vers lui, afin que mon corps fatigué, délivré par la mort de toute lutte nouvelle contre la destinée, n'eût plus qu'à reposer en paix sur ce sol désert. Mais ma vie m'appartenait encore avec toutes ses souffrances, ses besoins, ses responsabilités. Il fallait supporter le fardeau, satisfaire les besoins, endurer les souffrances, accepter la responsabilité. Je me mis donc en marche.

Lorsque j'eus regagné Whitcross, je suivis une route à l'abri du soleil, qui alors était dans toute son ardeur; mon choix ne fut déterminé que par cette seule circonstance. Je marchai longtemps; enfin, je pensais que j'avais assez fait et que je pouvais, sans remords de conscience, céder à la fatigue qui m'accablait, cesser un moment cette marche forcée, m'asseoir sur une pierre voisine et me laisser aller à l'apathie qui s'était emparée de mon cœur et de mes membres, lorsque j'entendis tout à coup le son d'une cloche : ce devait être la cloche d'une église.

Je me dirigeai du côté du son, et au milieu de ces montagnes romanesques, dont je ne remarquais plus l'aspect depuis quelque temps, j'aperçus un village et un clocher. À ma droite, la vallée était remplie de pâturages, de bois et de champs de grains; un ruisseau tortueux coulait au milieu du feuillage aux teintes variées, des champs mûrs, de sombres forêts et des prairies éclairées par le soleil. Je fus tirée de ma rêverie par un bruit de roues, et je vis une charrette très chargée qui montait péniblement le long de la colline; un peu plus loin, j'aperçus deux vaches et leur gardien. J'étais près du travail et de la vie : il fallait lutter encore, m'efforcer de vivre et me plier à la fatigue comme tant d'autres.

J'arrivai dans le village vers deux heures. Au bout de la seule rue du hameau, j'aperçus des pains à travers la fenêtre d'une petite boutique; j'en aurais voulu un. « Ce léger soutien me rendra un peu d'énergie, me dis-je; sans cela il me sera bien difficile de continuer. » Le désir de retrouver la force me revint dès que je me vis au milieu de mes semblables; je sentais que je serais bien humiliée s'il me fallait m'évanouir de faim dans la rue d'un hameau. N'avais-je rien sur moi que je pusse offrir en échange de ce pain ? Je cherchai. J'avais un petit fichu de soie autour de mon cou; j'avais mes gants. Je ne savais pas comment on devait s'y prendre quand on était réduit à la dernière extrémité; je ne savais pas si l'une de ces deux choses serait acceptée; il était probable que non; en tous cas, il fallait essayer.

J'entrai dans la boutique; elle était tenue par une femme. Voyant une personne qui lui semblait habillée comme une dame, elle s'avança vers moi avec politesse et me demanda ce qu'il y avait pour mon service. Je fus prise de honte; ma langue se refusa à prononcer la phrase que j'avais préparée; je n'osai pas lui offrir les gants à demi usés ni le fichu chiffonné; d'ailleurs je sentais que ce serait absurde. Je la priai seulement de me laisser m'asseoir un instant, parce que j'étais fatiguée. Trompée dans son attente, elle m'accorda froidement ce que je lui demandais; elle m'indiqua un siège, j'y tombai aussitôt. J'avais envie de pleurer; mais, comprenant combien le moment était peu favorable pour me laisser aller à mon émotion, je me contins. Je lui demandai bientôt s'il y avait dans le village des tailleuses ou des couturières en linge.

« Oui, me répondit-elle, trois ou quatre; bien assez pour ce qu'il y a d'ouvrage. »

Je réfléchis. J'étais arrivée au moment terrible; je me trouvais face à face avec la nécessité; j'étais dans la position de toute personne sans ressource, sans amis, sans argent. Il fallait faire quelque chose; mais quoi ? Il fallait m'adresser quelque part; mais où ?

Je demandai à la boulangère si elle connaissait, dans le voisinage, quelqu'un qui eût besoin d'une domestique.

Elle me répondit qu'elle n'en savait rien.

« Quelle est la principale occupation dans ce pays ? repris-je, que fait-on en général ?

—    Quelques-uns sont fermiers; beaucoup travaillent à la fonderie et à la manufacture d'aiguilles de Mr Oliver, me répondit-elle.

—    Mr Oliver emploie-t-il des femmes ?

—    Mais non; c'est un travail fait pour les hommes.

—    Et que font les femmes ?

—    Je ne sais pas; les unes font une chose et les autres une autre; il faut bien que les pauvres gens se tirent d'affaire comme ils peuvent. »

Elle semblait fatiguée de mes questions, et, en effet, quel droit avais-je de l'importuner ainsi ? Un ou deux voisins arrivèrent; on avait évidemment besoin de ma chaise : je pris congé et je me retirai.

Charlotte Brontë - traduction: Mme Lesbazeilles Souvestre

Jane Eyre ou Les mémoires d'une institutrice

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