— Charlotte Brontë —

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Charlotte Brontë

Jane Eyre

Ce que je craignais arriva : la figure d'Anna exprima la défiance.

« Je vous donnerai un morceau de pain, dit-elle après une pause; mais il n'est pas probable que nous puissions loger une vagabonde.

—    Laissez-moi parler à vos maîtresses.

—    Non. Que pourraient-elles faire pour vous ? Vous ne devriez pas errer par les chemins à cette heure; ce n'est pas bien.

—    Mais où irai-je, si vous me chassez ? Que ferai-je ?

—    Oh ! je suis bien sûre que vous savez où aller et quoi faire. Tout ce que je vous conseille, c'est de ne rien faire de mal. Voilà deux sous; maintenant, partez.

—    De l'argent ne pourra pas me nourrir, et je n'ai pas la force d'aller plus loin. Ne me fermez pas la porte, je vous en supplie, pour l'amour de Dieu !

—    Il le faut, la pluie entre dans la maison.

—    Dites seulement aux jeunes dames, que je voudrais leur parler; laissez-moi les voir.

—    Non certainement; vous n'êtes pas ce que vous devriez être, ou vous ne feriez pas un tel bruit. Partez.

—    Mais je mourrai, si vous me chassez !

—    Je suis bien sûre que non. Je crains que quelque mauvaise pensée ne vous pousse à errer à cette heure autour des maisons. Si vous êtes suivie par des voleurs ou des gens de cette espèce, vous n'avez qu'à leur dire que nous ne sommes pas seules à la maison; que nous avons un homme, des chiens et des fusils. »

Et alors la servante, honnête mais inflexible, ferma la porte, et la verrouilla en dedans.

C'était le comble de mes maux. Une douleur infime brisa mon cœur; un sanglot de profond désespoir le souleva. J'étais épuisée; je ne pouvais plus faire un pas; je tombai en gémissant sur les marches mouillées. Je joignis mes mains, et je me mis à pleurer amèrement. Oh ! le spectre de la mort ! Oh ! mon heure dernière qui approche au milieu de tant d'horreurs ! Hélas ! quelle solitude ! quel bannissement loin de mes semblables ! Ce n'était pas seulement l'espérance qui s'était envolée, mais aussi le courage qui m'avait abandonnée, pour un moment du moins; mais bientôt je m'efforçai de redevenir ferme.

« Je ne puis que mourir, me dis-je; mais je crois en Dieu, et j'essayerai d'attendre en silence l'accomplissement de sa volonté. »

Ces mots, je ne les avais pas seulement pensés, mais je les avais murmurés à mi-voix; refoulant ma souffrance au fond de mon cœur, je la forçai à y rester tranquille et silencieuse.

« Tous les hommes doivent mourir, dit une voix tout près de moi; mais tous ne sont pas condamnés à une mort prématurée et douloureuse comme serait la vôtre, s'il vous fallait périr de besoin devant cette porte.

—    Qui est-ce qui a parlé ? » demandai-je épouvantée par cette voix inattendue, et incapable d'espérer aucun secours.

J'aperçus quelque chose près de moi, mais quoi ? L'obscurité de la nuit et la faiblesse de mes yeux m'empêchaient de rien distinguer. Le nouveau venu frappa un coup long et vigoureux à la porte.

« Est-ce vous, monsieur John ? cria Anna.

—    Oui, oui, ouvrez vite.

—    Comme vous devez être mouillé et avoir froid par une semblable nuit ! Entrez, vos sœurs sont inquiètes de vous. Je crois qu'il y a des gens suspects dans les environs; il y avait tout à l'heure ici une mendiante, et elle est encore couchée là; voyez. Allons, levez-vous donc, vous dis-je, et partez.

—    Silence, Anna ! il faut que je parle à cette femme; vous avez fait votre devoir en la chassant, laissez-moi accomplir le mien en la faisant entrer. J'étais tout près. J'ai entendu votre conversation avec elle; je crois que c'est un cas tout particulier et qui demande au moins à être examiné. Jeune femme, levez-vous et marchez devant moi. »

J'obéis avec peine. Je fus bientôt devant le foyer de la cuisine brillante et propre que j'avais déjà vue. J'étais faible, tremblante, et j'avais conscience de mon aspect effrayant et désordonné; j'étais inondée. Les deux jeunes filles, Mr Saint-John, leur frère, et la vieille servante avaient les yeux fixés sur moi.

J'entendis quelqu'un demander :

« Saint-John, qui est-ce ?

—    Je ne puis pas vous le dire; je l'ai trouvée à la porte, répondit-on.

—    Elle est pâle, dit Anna.

—    Aussi pâle que la mort ou que l'argile, répondit quelqu'un; faites-la asseoir ou elle tombera. »

En effet, j'avais le vertige; je me sentais défaillir; mais une chaise me reçut. J'avais encore conscience de ce qui se passait autour de moi; seulement je ne pouvais pas parler.

« Peut-être qu'un peu d'eau lui ferait du bien; Anna, allez en chercher. Voyez, son corps est réduit à rien; comme elle est pâle et maigre !

—    Un vrai spectre !

—    Est-elle malade, ou a-t-elle seulement faim !

—    Elle a faim, je crois. Anna, est-ce du lait que je vois là ? Donnez-le-moi avec un morceau de pain. »

Diana (je la reconnaissais à cause de ses longues boucles que je vis flotter entre moi et le feu au moment où elle se pencha de mon côté), Diana rompit un peu de pain, le trempa dans le lait et l'approcha de mes lèvres; sa figure était près de la mienne; ses traits exprimaient de la pitié et sa respiration haletante annonçait de la sympathie. Lorsqu'elle me dit : « Essayez de manger », je sentis dans ces simples paroles une émotion qui fut pour moi comme un baume salutaire.

« Oui, essayez, » répéta doucement Marie.

Et, après m'avoir retiré mon chapeau, elle me souleva la tête. Je mangeai ce qu'elles m'offraient, faiblement d'abord, puis avec ardeur.

« Pas trop à la fois; contenez-la, dit le frère. Elle en a assez. »

Et il retira le lait et le pain.

« Encore un peu, Saint-John; regardez comme ses yeux expriment l'avidité.

—    Pas à présent, ma sœur; voyez si elle peut parler maintenant; demandez-lui son nom. »

Je sentis que je pouvais parler et je répondis :

« Je m'appelle Jane Elliot. »

Craignant, comme toujours, d'être découverte, j'avais résolu de prendre ce nom.

« Et où demeurez-vous ? où sont vos amis ? »

Je restai silencieuse.

« Pouvons-nous envoyer chercher quelqu'un que vous connaissiez ? »

Je secouai la tête.

« Quels détails avez-vous à donner sur votre position ? »

Maintenant que j'avais franchi le seuil de cette maison, que je me trouvais face à face avec ses habitants, je ne me sentais plus repoussée, errante et désavouée par le monde entier; aussi osai-je me dépouiller de mon apparence de mendiante et reprendre à la fois mon caractère et les manières qui m'étaient naturelles. Je commençais à me reconnaître, et lorsque Mr Saint-John me demanda des détails, que j'étais trop faible pour lui donner, je répondis, après une courte pause :

« Monsieur, je ne puis pas vous donner de détails ce soir.

—    Mais alors, reprit-il, qu'espérez-vous donc que je ferai pour vous ?

—    Rien. » répondis-je.

Mes forces ne me permettaient de faire que de courtes réponses.

Diana prit la parole.

« Voulez-vous dire, demanda-t-elle, que nous vous ayons donné tout ce dont vous avez besoin et que nous puissions vous renvoyer par cette nuit pluvieuse ? »

Je la regardai; son expression était remarquable et indiquait à la fois la force et la bonté. Je pris courage; répondant par un sourire à son regard plein de compassion, je lui dis :

« Je me confierai à vous; quand même je serais un chien errant et sans maître, je sais que vous ne me chasseriez pas loin de votre foyer cette nuit; et, les choses étant ce qu'elles sont, je n'ai aucune crainte. Faites de moi ce que vous voudrez; mais excusez-moi si je ne vous parle pas longuement aujourd'hui; mon haleine est courte, et chaque fois que je parle je sens un spasme.

Tous les trois me regardèrent et demeurèrent silencieux.

« Anna, dit enfin Mr Saint-John, laissez-la assise ici et ne lui faites aucune question pour le moment. Dans une dizaine de minutes donnez-lui le reste du lait et du pain. Marie et Diana, suivez-moi dans le parloir, et nous causerons de tout ceci. »

Ils se retirèrent; bientôt une des dames rentra, je ne puis pas dire laquelle; pendant que j'étais assise devant la flamme vivifiante du foyer, un engourdissement agréable s'était emparé de moi. La jeune fille donna tout bas quelques ordres à Anna, et, peu de temps après, je m'efforçai, avec l'aide de la servante, de monter l'escalier. On me retira mes vêtements mouillés, et bientôt un lit chaud et sec reçut mes membres engourdis. Je remerciai Dieu et, au milieu d'un inexprimable épuisement, j'éprouvai une joyeuse gratitude.

Je m'endormis bien vite.

Charlotte Brontë

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Fregate: Une porte ouverte vers le Conte & la Poésie.

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