— Charlotte Brontë —

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Charlotte Brontë

Jane Eyre

J'attendis un instant, pensant qu'il allait continuer à me parler sur le sujet qu'il avait déjà entamé; mais ses pensées semblaient avoir pris un autre cours; je vis par son regard qu'il ne pensait plus à moi. Je fus obligée de lui rappeler le but de notre conversation, car il s'agissait d'une chose indispensable pour moi, et j'attendais avec un intérêt anxieux.

« Quelle occupation aviez-vous en vue, monsieur Rivers ? demandai-je; j'espère que ce retard n'aura pas rendu plus difficile de l'obtenir.

—    Oh ! non, car il suffit que je veuille vous la procurer et que vous vouliez l'accepter. »

Il s'arrêta de nouveau et sembla peu disposé à continuer; je commençais à m'impatienter. Quelques mouvements inquiets, un regard avide et questionneur fixé sur son visage lui firent comprendre ce que j'éprouvais aussi clairement que l'auraient fait des paroles, et même mon trouble en fut moins grand.

« Oh ! allez, me dit-il, n'ayez pas si grande hâte de savoir ce dont il s'agit. Laissez-moi vous dire franchement que je n'ai rien trouvé d'agréable ou d'avantageux pour vous. Mais avant que je m'explique, rappelez-vous, je vous prie, ce que je vous ai déjà dit clairement. Si je vous aide, ce sera comme l'aveugle aide le boiteux. Je suis pauvre; car lorsque j'aurai payé toutes les dettes de mon père, il ne me restera plus que cette ferme en ruine, cette allée de sapins et ce petit morceau de terre pierreuse avec ses ifs et son houx. Je suis obscur. Rivers est un vieux nom; mais des trois seuls descendants de la race, deux mangent le pain des serviteurs chez les autres, et le troisième se considère comme étranger dans son pays natal, non seulement pour la vie, mais pour la mort aussi, et il accepte son sort comme un honneur, et il aspire au jour où l'on posera sur son épaule la croix qui le séparera de tous les liens charnels, au jour où le chef de cette église militante, dont il est le plus humble membre, lui dira : « Debout, et suis-moi ! »

Saint-John avait dit ces mots comme il prononçait ses sermons, d'une voix calme et profonde. Sa joue ne s'était pas animée, mais dans son regard brillait une vive lumière. Il continua :

« Et étant moi-même pauvre et obscur, je ne puis vous procurer que le travail du pauvre et de l'obscur. Peut-être même le trouverez-vous dégradant : car, je le vois maintenant, vos habitudes ont été ce que le monde appelle raffinées; vos goûts tendent à l'idéal, ou du moins vous avez toujours vécu parmi des gens bien élevés. Quant à moi, je considère qu'un travail n'est jamais dégradant lorsqu'il peut améliorer les hommes. Je crois que plus le sol où le chrétien doit labourer est aride, moins son travail lui rapporte de fruit, plus l'honneur est grand. Sa destinée est celle de pionnier, et les premiers pionniers de l'Évangile furent les apôtres, et leur chef, Jésus, le Sauveur lui-même.

—    Eh bien ! dis-je en le voyant s'arrêter de nouveau, continuez. »

Il me regarda avant de continuer; il semblait lire sur mon visage aussi facilement que si chacun de mes traits eût été l'un des mots d'une phrase. Je compris ce qu'il en avait conclu, d'après ce qui suit :

« Vous accepterez la place que je vais vous offrir, dit-il, je le crois; vous y resterez quelque temps, mais pas toujours, de même que moi je ne pourrai pas toujours me contenter des devoirs étroits, obscurs et tranquilles, d'un ministre de campagne : car votre nature est aussi ennemie du repos que la mienne, mais nos activités ne sont pas du même genre.

—    Expliquez-vous, demandai-je avec insistance, en le voyant s'arrêter de nouveau.

—    Oui, vous allez voir combien l'offre est misérable, ordinaire et petite. Je ne resterai pas longtemps à Morton, maintenant que mon père est mort et que je suis maître de mes actions. Je quitterai ce lieu probablement dans le courant de l'année; mais tant que j'y resterai, je ferai tous mes efforts pour l'améliorer. Quand je suis venu ici, il y a deux ans, Morton n'avait pas d'école; les enfants des pauvres ne pouvaient avoir aucune espérance de progrès. J'en ai établi une pour les garçons; je voudrais en ouvrir une seconde pour les filles. J'ai loué un bâtiment à cette intention, avec une petite ferme composée de deux chambres pour la maîtresse; celle-ci sera payée trente livres sterling par an. La maison est déjà meublée simplement, mais suffisamment, par Mlle Oliver, propriétaire de la fonderie et de la manufacture d'aiguilles de la vallée. La même jeune fille payera pour l'éducation et l'habillement d'une orpheline de la manufacture, à condition que celle-ci aidera dans le service de la maison et de l'école la maîtresse, dont une grande partie du temps sera pris par l'enseignement. Voulez-vous être cette maîtresse ? »

Il me fit cette question rapidement, et semblait s'attendre à me voir rejeter son offre avec indignation ou du moins avec dédain. Bien qu'il devinât quelquefois mes pensées et mes sentiments, il ne les connaissait pas tous; il ne pouvait pas savoir de quel œil je verrais cette place. Elle était humble, à la vérité, mais elle était cachée, et, avant tout, il me fallait un asile sûr. C'était une position fatigante, mais qui était indépendante, comparée à celle d'une institutrice dans une famille riche, et mon cœur se serrait à la pensée d'une servitude chez des étrangers. La place qu'on m'offrait n'était ni vile, ni indigne, ni dégradante. Je fus bientôt décidée.

« Je vous remercie de votre offre, monsieur Rivers, dis-je, et je l'accepte de tout mon cœur.

—    Mais vous me comprenez bien, reprit-il : c'est une école de village; vos écolières seront des petites filles pauvres, des enfants de paysans, tout au plus des filles de fermiers; vous n'aurez à leur apprendre qu'à tricoter, à coudre, à lire et à compter. Que ferez-vous de vos talents ? Que ferez-vous de ce qu'il y a de plus développé en vous, les sentiments, les goûts ?

—    Je les renfermerai en moi jusqu'à ce qu'ils me soient nécessaires; ils se garderont bien.

—    Alors vous savez à quoi vous vous engagez ?

—    Oui.

Il sourit; son sourire n'était ni triste ni amer, mais plutôt heureux et profondément satisfait.

« Et quand voudrez-vous entrer en fonctions ?

—    J'irai voir la maison demain, et, si vous le permettez, j'ouvrirai l'école la semaine prochaine.

—    Très bien, je ne demande pas mieux. »

Il se leva et se promena dans la chambre; puis, s'arrêtant, il me regarda et secoua la tête.

« Que désapprouvez-vous, monsieur ? demandai-je.

—    Vous ne resterez pas longtemps à Morton; non, non !

—    Pourquoi ? Quelle raison avez-vous de le penser ?

—    Je le lis dans vos yeux; ils annoncent une nature qui ne pourra pas accepter longtemps la même vie monotone.

—    Je ne suis pas ambitieuse. »

Il tressaillit.

« Ambitieuse, répéta-t-il, non. Qui vous a fait penser à l'ambition ? Qui est ambitieux ? Je sais que je le suis; mais comment l'avez-vous deviné ?

—    Je parlais de moi.

—    Eh bien ! si vous n'êtes pas ambitieuse, vous êtes… »

Il s'arrêta.

« Quoi ?

—    J'allais dire passionnée; mais peut-être que, ne comprenant pas bien ce mot, vous ne l'aimerez pas. Je veux dire que les affections et les sympathies humaines ont un grand pouvoir sur tous Je suis sûr que bientôt vous ne voudrez plus passer vos jours dans la solitude et vous dévouer à un travail monotone, sans avoir jamais aucun stimulant. De même que moi, ajouta-t-il avec emphase, je ne voudrais pas m'ensevelir dans ces marais, m'enterrer dans ces montagnes; ma nature, qui m'a été donnée par Dieu, s'y oppose. Ici mes facultés, qui me viennent du ciel, sont paralysées et rendues inutiles. Vous voyez comme je suis en contradiction avec moi-même. Je prêche le contentement dans les positions les plus humbles; je proclame belle la vocation de ceux qui, dans le service de Dieu, coupent le bois ou puisent l'eau. Moi, ministre de l'Évangile, mon esprit inquiet me mène presque à la folie; eh bien ! il faudra trouver un moyen de réconcilier les principes et les tendances. »

Il quitta la chambre. En une heure, je venais d'en apprendre plus sur lui que dans tout le mois précédent, et pourtant j'étais toujours intriguée.

Marie et Diana devenaient plus tristes et plus silencieuses à mesure qu'approchait le jour où elles devaient quitter leur maison et leur frère. Toutes deux s'efforçaient de paraître comme toujours; mais la tristesse contre laquelle elles avaient à lutter est une de celles qu'on ne peut pas vaincre ou cacher entièrement. Diana disait que ce serait un départ bien différent des précédents; elles allaient se séparer de Saint-John pour des années, peut-être pour la vie.

« Il sacrifiera tout au projet qu'il a conçu depuis longtemps, disait-elle, même les affections et les sentiments naturels les plus puissants. Saint-John a l'air calme, Jane, mais il est consumé par une fièvre ardente. Vous le croyez doux, et dans certaines choses il est inexorable comme la mort; et ce qu'il y a de plus dur, c'est que ma conscience ne me permet pas de le détourner de cette sévère résolution. Je ne puis pas l'en blâmer, c'est beau, noble et chrétien; mais cela me brise le cœur ! » Les larmes coulèrent de ses yeux.

Marie pencha sa tête sur son ouvrage.

« Nous n'avons plus de père, et bientôt nous n'aurons plus ni maison ni frère, murmura-t-elle. »

À ce moment il arriva un petit accident qui semblait fait exprès pour prouver la vérité de ce dicton qu'un malheur n'arrive jamais seul, et pour ajouter à leur tristesse la contrariété que causerait une branche placée entre la coupe et les lèvres. Saint-John passait devant la fenêtre en lisant une lettre; il entra.

« Notre oncle John est mort. » dit-il.

Les deux sœurs semblèrent frappées, mais ni étonnées ni attristées; elles paraissaient regarder cette nouvelle plutôt comme importante que comme affligeante.

« Mort ? répéta Diana.

—    Oui. »

Elle fixa un œil inquisiteur sur son frère.

« Eh bien ! murmura-t-elle à voix basse.

—    Eh bien ! Diana, reprit-il en conservant la même immobilité de marbre, eh bien ! rien. Lisez. »

Il lui jeta une lettre qu'elle tendit à Marie après l'avoir parcourue. Marie la lut et la rendit à son frère; tous les trois se regardèrent et sourirent d'un sourire triste et pensif.

« Amen ! dit Diana; nous pourrons encore vivre néanmoins.

—    En tout cas, notre situation n'est pas pire qu'avant, remarqua Marie.

—    Seulement, dit Mr Rivers, la peinture de ce qui aurait pu être contraste bien vivement avec ce qui est. »

Il plia la lettre, la mit dans son pupitre et sortit.

Pendant quelques minutes personne ne parla; enfin, Diana se tourna vers moi.

« Jane, dit-elle, vous devez vous étonner de nos mystères et nous trouver bien durs en nous voyant si peu attristés par la mort d'un parent aussi proche qu'un oncle; mais nous ne le connaissions pas, nous ne l'avions jamais vu. C'était le frère de ma mère; mon père et lui s'étaient fâchés il y a longtemps. C'est d'après son avis que mon père a lancé presque tout ce qu'il possédait dans la spéculation qui l'a ruiné. Il en était résulté des reproches mutuels; tous deux s'étaient séparés irrités l'un contre l'autre et ne s'étaient jamais réconciliés. Plus tard, mon oncle fit des affaires heureuses. Il paraît qu'il a réalisé une fortune de vingt mille livres sterling; il ne s'est jamais marié et n'avait de parents que nous et une autre personne qui lui était alliée au même degré. Mon père avait toujours espéré que mon oncle réparerait sa faute en nous laissant ce qu'il possédait. Cette lettre nous informe qu'il a tout légué à son autre parente, à l'exception de trente guinées, qui doivent être partagées entre Saint-John, Diana et Marie Rivers, pour l'achat de trois anneaux de deuil. Il avait certainement le droit d'agir à sa volonté, et cependant cette nouvelle nous a donné une tristesse momentanée. Marie et moi nous nous serions estimées riches avec mille livres sterling chacune, et Saint-John aurait aimé à posséder une semblable somme, à cause de tout le bien qu'il eût alors pu faire.

Une fois cette explication donnée, on laissa le sujet de côté, et ni Mr Rivers ni ses sœurs n'y firent d'allusions. Le lendemain, je quittai Marsh-End pour aller à Morton. Le jour d'après, Diana et Marie se rendirent dans la ville éloignée où elles étaient placées. La semaine suivante, Mr Rivers et Anna retournèrent au presbytère, et la vieille ferme fut abandonnée.

Charlotte Brontë

Jane Eyre ou Les mémoires d'une institutrice

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Fregate: Une porte ouverte vers le Conte & la Poésie.

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