— Charlotte Brontë —

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Charlotte Brontë

Jane Eyre

Pendant une heure, je m'occupai à traduire quelques pages d'allemand; ensuite je pris ma palette et mes crayons, et je me mis à un travail plus agréable et plus facile. J'entrepris d'achever la miniature de Rosamonde Oliver. La tête était presque finie; il n'y avait plus qu'à peindre le fond, à nuancer les draperies, à ajouter une couche de carmin aux lèvres, un mouvement plus gracieux à certaines boucles, une teinte plus sombre à l'ombre projetée par les cils au-dessous des paupières azurées. J'étais occupée à ces charmants détails, quand quelqu'un frappa rapidement à ma porte, qui s'ouvrit aussitôt. Saint-John entra.

« Je viens voir comment vous passez votre jour de congé, dit-il; pas à penser, j'espère. Mais je vois que non; voilà qui est bien; pendant que vous dessinez, vous vous sentez moins seule. Vous voyez que je me défie encore de vous, bien que vous vous soyez parfaitement soutenue jusqu'ici. Je vous ai apporté un livre pour vous distraire ce soir. » Et il posa sur la table un poème nouvellement paru, une de ces productions du génie dont le public de ces temps-là était si souvent favorisé.

C'était l'âge d'or de la littérature moderne. Hélas ! les lecteurs de nos jours sont moins heureux. Mais, courage ! je ne veux ni accuser ni désespérer. Je sais que la poésie n'est pas morte ni le génie perdu. La richesse n'a pas le pouvoir de les enchaîner ou de les tuer; un jour tous deux prouveront qu'ils existent, qu'ils sont là libres et forts. Anges puissants réfugiés dans le ciel, ils sourient quand les âmes sordides se réjouissent de leur mort et que les âmes faibles pleurent leur destruction. La poésie détruite, le génie banni ! Non, médiocrité, non, que l'envie ne vous suggère pas cette pensée. Non seulement ils vivent, mais ils règnent et rachètent; et, sans leur influence divine qui s'étend partout, vous seriez dans l'enfer de votre propre pauvreté.

Pendant que je regardais avidement les pages de Marmion (car c'était un volume de Marmion), Saint-John s'arrêta pour examiner mon dessin; mais il se redressa en tressaillant et ne dit rien. Je levai les yeux sur lui, il évita mon regard; je connaissais ses pensées et je pouvais lire clairement dans son cœur. J'étais alors plus calme et plus froide que lui; j'avais un avantage momentané; je conçus le projet de lui faire un peu de bien, si je le pouvais.

« Avec toute sa fermeté et toute sa domination sur lui-même, pensai-je, il s'impose une tâche trop rude. Il enferme en lui tous ses sentiments et toutes ses angoisses; il ne confesse rien; il ne s'épanche jamais. Je suis sûre que cela lui ferait du bien de parler un peu de cette belle Rosamonde qu'il ne pense pas devoir épouser; je vais tâcher de le faire causer. »

Je lui dis d'abord de prendre une chaise; mais il me répondit, comme toujours, qu'il n'avait pas le temps de rester. « Très bien, me dis-je tout bas, restez debout si vous voulez; mais vous ne partirez pas maintenant, j'y suis bien résolue. La solitude vous est au moins aussi funeste qu'à moi; je vais essayer d'obtenir votre confiance, et de trouver dans cette poitrine de marbre une ouverture par laquelle je pourrai vous verser quelques gouttes du baume de la sympathie… Ce portrait est-il ressemblant ? demandai-je tout à coup.

—    Ressemblant à qui ? Je ne l'ai pas regardé attentivement.

—    Pardon, monsieur Rivers, vous l'avez regardé. »

Il tressaillit de ma franchise soudaine et étrange; il me regarda avec étonnement. « Oh ! ce n'est encore rien, pensai-je; je ne me laisserai pas intimider par un peu de roideur de votre part; je suis décidée à pousser très loin. »

Je continuai :

« Vous l'avez regardé de près et attentivement; mais je ne m'oppose pas à ce que vous le regardiez encore. »

Je me levai et je plaçai le dessin dans sa main.

« C'est une peinture bien exécutée, dit-il; les couleurs sont douces et claires, le dessin correct et gracieux.

—    Oui, oui, je le sais; mais que dites-vous de la ressemblance ? à qui ce portrait ressemble-t-il ? »

Dominant son hésitation, il répondit : « À Mlle Oliver, je pense.

—    Certainement. Et maintenant, monsieur, pour vous récompenser d'avoir si bien deviné, je vous ferai une seconde copie aussi fidèle et aussi soignée que celle-ci, pourvu que vous me promettiez de l'accepter. Je ne voudrais pas passer mon temps à un travail que vous regarderiez comme indigne de vous. »

Il continuait à regarder le portrait; plus il le contemplait, plus il le tenait fortement, plus il semblait le couver des yeux.

« C'est ressemblant, murmura-t-il; les yeux sont bien; la couleur, la lumière, l'expression, tout est parfait; ce portrait sourit.

—    Aimeriez-vous à en avoir un semblable, ou bien cela vous blesserait-il ? Dites-le-moi. Quand vous serez à Madagascar, au Cap ou aux Indes, serait-ce une consolation pour vous de posséder ce souvenir ? ou bien cette vue vous rappellerait-elle des pensées tristes et énervantes ? »

Il leva furtivement les yeux, me regarda d'un air irrésolu et troublé, puis contempla de nouveau le portrait.

« Il est certain que j'aimerais à l'avoir, dit-il; mais serait-ce sage ? C'est une autre question. »

Depuis que j'étais persuadée que Rosamonde avait une préférence pour lui et que Mr Oliver ne s'opposerait pas au mariage, comme j'étais moins exaltée dans mes opinions que Saint-John, j'avais résolu de faire tous mes efforts pour que cette union s'accomplît. Il me semblait que si Mr Rivers devenait possesseur de la belle fortune de Mr Oliver, il ferait autant de bien qu'en allant flétrir son génie et perdre sa force sous le soleil des tropiques. Dans la persuasion où j'étais, je répondis :

« Autant que je puis en juger, je trouve qu'il serait plus sage à vous de prendre l'original que le portrait. »

Pendant ce temps, il s'était assis; il avait posé le portrait devant lui sur la table, et, le front appuyé dans ses deux mains, le regardait tendrement. Je vis qu'il n'était ni fâché ni choqué de mon audace; je vis même qu'en lui parlant ainsi franchement d'un sujet qu'il regardait comme inabordable, en s'adressant librement à lui, on lui faisait éprouver un plaisir nouveau, un soulagement inattendu. Les gens réservés ont souvent plus besoin que les gens expansifs d'entendre parler ouvertement de leurs sentiments et de leurs douleurs. Le plus stoïque est homme, après tout; et se précipiter avec hardiesse et bonne volonté dans son âme solitaire, c'est souvent lui rendre le plus grand des services.

« Elle vous aime, j'en suis sûre, dis-je en me plaçant derrière sa chaise; et son père vous respecte. Puis c'est une charmante enfant; un peu irréfléchie, il est vrai, mais vous avez assez de raison pour tous deux. Vous devriez l'épouser.

—    M’aime-t-elle ? demanda-t-il.

—    Certainement, plus qu'aucun autre; elle parle toujours de vous; nul sujet ne la réjouit tant, et c'est à cela qu'elle revient le plus souvent.

—    J'aime à vous entendre, dit-il; parlez encore un quart d'heure. »

Il retira sa montre et la posa sur la table pour mesurer le temps.

« Mais pourquoi continuer, demandai-je, si pendant ce temps vous préparez quelque raisonnement puissant pour me contredire, ou si vous forgez un lien nouveau pour enchaîner votre cœur ?

—    Ne vous imaginez pas cela; croyez plutôt que je cède et que mon cœur s'amollit. L'amour humain s'élève en moi comme une fraîche fontaine qu'on vient d'ouvrir, et inonde de ses flots si doux le champ que j'avais préparé avec tant de soins et tant de labeurs, que j'avais assidûment ensemencé de bonnes intentions et de renoncement à moi-même; et maintenant il est englouti sous une onde délicieuse, les germes nouveaux sont rongés par un poison enivrant. Je me vois étendu sur une ottomane du salon de Vale-Hall, aux pieds de ma fiancée Rosamonde Oliver; elle me parle avec sa douce voix, me regarde avec ses yeux que votre main habile a si bien su reproduire, me sourit avec ses lèvres si vermeilles. Elle est à moi, je suis à elle; cette vie présente, ce monde d'un jour me suffit. Taisez-vous; ne dites rien; mon cœur est rempli d'extase, mes sens de délices. Laissez passer en paix le temps que j'ai marqué ! »

La montre continuait à marcher; il respirait vite et bas; je restais muette. Le quart d'heure s'écoula au milieu de ce silence. Mr Saint-John reprit sa montre, reposa le portrait, se leva et se tint debout devant le foyer.

« Maintenant, dit-il, j'ai voulu accorder ce court instant au délire et à l'illusion; j'ai reposé mes tempes sur le sein de la tentation; j'ai volontairement placé mon cou sous son joug de fleurs; j'ai goûté à sa coupe. L'oreiller est brûlant; un serpent est caché dans la guirlande; le vin est amer; ses promesses sont vides et ses offres fausses; je le vois et je le sais. »

Je le regardai avec étonnement.

« Il est étrange, poursuivit-il, qu'au moment où j'aime si ardemment Rosamonde Oliver, où je l'aime avec toute la violence d'une première passion dont l'objet est parfaitement beau, gracieux et fascinant, j'éprouve aussi une certitude complète qu'elle ne serait pas une bonne femme pour moi, qu'elle n'est pas la compagne qui me convient, et qu'après un an de mariage je m'en apercevrais bien, et qu'à douze mois d'enivrement succéderait une vie de regret, je le sais. »

Je ne pus m'empêcher de m'écrier :

« C'est étrange, en effet ! »

Il continua :

« Si je suis sensible à ses charmes, je suis aussi vivement frappé par ses défauts; ils sont de telle nature qu'elle ne pourrait sympathiser en rien avec moi; elle ne comprendrait pas mes aspirations; elle ne pourrait pas m'aider dans mes entreprises. Rosamonde souffrir, travailler, être apôtre ! Rosamonde devenir la femme d'un missionnaire; non, c'est impossible !

—    Mais vous n'avez pas besoin d'être un missionnaire; vous pouvez renoncer à ce projet.

—    Y renoncer ? Ne savez-vous donc pas que c'est ma vocation, ma grande œuvre, les fondements que je pose sur la terre pour ma demeure céleste, mon espérance d'être compté parmi ceux qui ont étouffé toute ambition pour le désir glorieux d'améliorer leurs frères, de remplacer la guerre par la paix, l'esclavage par la liberté, la superstition par la religion, la crainte de l'enfer par l'espérance du ciel ? Renoncer à ce projet qui m'est plus cher que le sang de mes veines ! C'est de ce côté-là que je dois diriger mes regards, c'est dans ce but que je dois vivre. »

Charlotte Brontë

Jane Eyre ou Les mémoires d'une institutrice

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Fregate: Une porte ouverte vers le Conte & la Poésie.

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