— Jane Eyre —

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Charlotte Brontë

Jane Eyre

Quand Mr Saint-John partit, la neige commençait à tomber, la tempête continua toute la nuit. Le jour suivant, un vent aigu amena des tourbillons de neige froids et épais; vers le soir, la vallée était presque impraticable. J'avais fermé mes persiennes et mis une natte devant la porte pour empêcher la neige d'entrer par-dessous. J'avais arrangé mon feu, et, après être restée une heure assise sur le foyer pour écouter la tempête, j'allumai une chandelle, je pris Marmion, et je me mis à lire la strophe suivante :

« Le soleil se couchait derrière les montagnes de Norham, couvertes de châteaux, derrière les belles rives de la Tweed large et profonde, et les Cheviots solitaires. Les tours massives, le donjon qui les garde et les murailles qui les entourent, brillent d'une lueur jaunâtre. »

L'harmonie des vers me fit bientôt oublier l'orage. J'entendis du bruit; je pensai que c'était le vent qui frappait contre la porte. Mais non; c'était Saint-John Rivers qui tournait le loquet. Il était venu à travers ce froid ouragan et cette obscurité bruyante. Il se tenait debout devant moi; le manteau qui le recouvrait était aussi blanc qu'un glacier. Je demeurai stupéfaite, car je ne m'attendais pas à avoir un hôte ce soir-là.

—    Y a-t-il quelque mauvaise nouvelle ? demandai-je, est-il arrivé quelque chose ?

—    Non. Comme vous vous inquiétez facilement ! » me répondit-il en suspendant son manteau à la porte, vers laquelle il repoussa froidement la natte que son entrée avait dérangée. Il secoua la neige de ses souliers. « Je vais salir votre chambre, dit-il; mais il faut m'excuser pour une fois. » Alors il s'approcha du feu. « Je vous assure que j'ai eu bien de la peine à arriver ici, dit-il en réchauffant ses mains à la flamme du foyer. Un moment j'ai enfoncé jusqu'à la ceinture; heureusement la neige est encore molle. »

Je ne pus pas m'empêcher de dire : « Mais pourquoi êtes-vous venu ?

—    C'est une question peu hospitalière à faire à un visiteur; mais, puisque vous me le demandez, je vous répondrai que c'est simplement pour causer avec vous. J'étais fatigué de mes livres muets et de ma chambre vide. D'ailleurs, depuis hier, je suis dans l'état d'une personne à qui l'on a dit la moitié d'une histoire et qui est impatiente d'en connaître la fin. »

Il s'assit. Je me rappelai sa conduite singulière de la veille, et je commençai à craindre pour sa tête; en tout cas, s'il était fou, sa folie était bien froide et bien recueillie. Je n'avais jamais vu ses beaux traits aussi semblables à du marbre, qu'au moment où, jetant de côté ses cheveux mouillés par la neige, il laissa la lumière du foyer briller librement sur son front et ses joues si pâles. Je fus attristée en remarquant les traces évidentes du souci et du chagrin. J'attendais, espérant qu'il allait dire quelque chose que je pourrais au moins comprendre. Mais sa main était posée sur son menton, ses doigts sur ses lèvres; il pensait. Je fus frappée en voyant que sa main était aussi dévastée que sa figure. Une pitié involontaire s'empara de moi et je m'écriai :

« Je voudrais que Diana et Marie pussent demeurer avec vous; il est mauvais pour vous de vivre seul, et vous êtes trop indifférent sur votre santé.

—    Pas du tout, dit-il, je prends soin de moi quand c'est nécessaire; je me porte très bien. Que me manque-t-il donc ?

Il dit ces mots avec indifférence et d'un air absorbé, ce qui me prouva qu'à ses yeux ma sollicitude était au moins superflue. Je me tus.

Il continuait à remuer lentement son doigt sur sa lèvre supérieure, et son œil se promenait sur la grille ardente. Trouvant indispensable de dire quelque chose, je lui demandai si la porte qu'il avait derrière lui ne lui donnait pas trop de froid.

« Non, non, me répondit-il brièvement et presque brusquement.

—    Eh bien, pensai-je, taisez-vous si vous le désirez. Je vais vous laisser à vos réflexions et reprendre mon livre. »

Je mouchai la chandelle, et je me remis à lire Marmion. Bientôt il se redressa; ce mouvement me fit lever les yeux. Il tira simplement de sa poche un portefeuille en maroquin, y prit une lettre qu'il lut en silence, la replia, la remit à sa place, et tomba dans une profonde méditation. Je ne pouvais pas lire en ayant sous les yeux un visage aussi impossible à sonder; dans mon impatience je ne pouvais pas me taire; peut-être allait-il me mal recevoir, mais tant pis, il me fallait parler.

« Avez-vous reçu dernièrement des nouvelles de Marie et de Diana ? demandai-je.

—    Non, pas depuis la lettre que je vous ai montrée il y a huit jours.

—    Il n'y a rien de changé pour vous ? Vous ne quitterez pas l'Angleterre avant l'époque que vous m'avez indiquée ?

—    Je le crains; ce serait un trop grand bonheur pour que je puisse y compter. »

Arrivée là, je changeai le sujet de ma conversation. Je me mis à parler de mon école et de mes élèves.

« La mère de Marie Garrett est mieux, dis-je. Marie est revenue à l'école ce matin, et la semaine prochaine j'aurai quatre élèves nouvelles de Foundry-Close; sans la neige, elles seraient venues aujourd'hui.

—    En vérité ?

—    Mr Oliver paye la pension de deux d'entre elles.

—    Ah !

—    Il régalera toute l'école à Noël.

—    Je le sais.

—    Est-ce vous qui le lui avez conseillé ?

—    Non.

—    Qui est-ce donc ?

—    Sa fille, je crois.

—    C'est bien d'elle; elle est si bonne !

—    Oui. »

Une nouvelle pause. L'horloge sonna huit heures; ce bruit le tira de sa méditation. Il décroisa ses jambes, se redressa et se tourna de mon côté.

« Laissez votre livre un instant, dit-il, et approchez-vous un peu du feu. »

J'étais de plus en plus étonnée.

« Il y a une demi-heure, dit-il, je vous ai parlé de mon impatience de connaître la suite d'une histoire; j'ai réfléchi depuis qu'il valait mieux que je fusse le narrateur et vous l'auditeur. Avant de commencer, il est bon de vous avertir que l'histoire vous semblera un peu ancienne; mais de vieux détails reprennent quelquefois de la fraîcheur en passant par des lèvres nouvelles. Du reste, usée ou non, elle est courte.

« Il y a vingt ans, un pauvre ministre (peu importe son nom maintenant) tomba amoureux d'une jeune fille riche; la jeune fille aussi l'aimait, et elle l'épousa, malgré les conseils de ses amis, qui la renièrent aussitôt après son mariage; au bout de deux ans, ce couple téméraire avait cessé d'exister, et tous deux étaient tranquillement couchés sous une même pierre. J'ai vu leur tombeau dans le grand cimetière qui entoure la sombre et triste église d'une immense ville manufacturière, dans le comté de ***. Ils laissèrent une fille qui, dès sa naissance, fut reçue par une charité froide comme les amas de neige dans lesquels j'ai enfoncé ce soir. L'enfant abandonnée fut portée dans la demeure d'un riche parent de sa mère; elle fut élevée par une tante appelée (maintenant j'arrive aux noms) Mme Reed, de Gateshead. Vous tressaillez; avez-vous entendu du bruit ? C'est probablement un rat qui gratte le mur de l'école; avant que je la fisse réparer, c'était une grange, et les granges sont généralement hantées par les rats. Mais continuons notre récit. Mme Reed garda l'orpheline pendant dix années; je ne sais si elle fut heureuse ou non : personne ne me l'a dit. Au bout de ce temps, l'enfant fut envoyée dans un endroit que vous connaissez, à l'école de Lowood, où vous-même avez demeuré. Il parait que sa conduite fut honorable; d'élève, elle devint maîtresse comme vous. Je suis frappé du rapport qu'il y a entre son histoire et la vôtre. Elle quitta Lowood pour se faire gouvernante; voyez, ici encore vos deux destinées sont semblables; elle entreprit l'éducation de la pupille d'un certain Mr Rochester.

—    Monsieur Rivers ! m'écriai-je.

—    Je devine vos sentiments, dit-il, mais réprimez-les un instant; j'ai presque fini, écoutez-moi jusqu'au bout. Je ne sais rien sur Mr Rochester, si ce n'est qu'il offrit un mariage honorable à cette jeune fille, et que, devant l'autel, on découvrit qu'il avait une femme vivante, mais folle; je ne connais ni ses desseins ni sa conduite après cette découverte. Il arriva un événement qui rendit nécessaire de rechercher la gouvernante; on apprit qu'elle était partie; personne ne put savoir quand, comment, ni pour aller où; elle avait quitté le château de Thornfield pendant la nuit. Toutes les recherches sont restées infructueuses; on a parcouru tout le pays sans avoir pu rien apprendre sur elle, et pourtant il est indispensable qu'on la trouve; on a écrit dans tous les journaux; moi-même j'ai reçu une lettre d'un Mr Briggs, procureur, où l'on me communiquait les détails que je viens de vous rapporter; n'est-ce pas une histoire étrange ?

—    Répondez-moi seulement à ce que je vais vous demander, dis-je; vous le pourrez certainement. Qu'avez-vous appris sur Mr Rochester ? Où est-il ? que fait-il ? Se porte-t-il bien ?

—    Je ne sais rien sur Mr Rochester; la lettre n'en parle que pour mentionner son dessein illégal. Vous devriez plutôt me demander le nom de la gouvernante et l'événement qui rend sa présence indispensable.

—    Personne n'est donc allé au château de Thornfield ? personne n'a donc vu Mr Rochester ?

—    Je ne pense pas.

—    Lui a-t-on écrit ?

—    Certainement.

—    Et qu'a-t-il répondu ? Qui a sa lettre ?

—    Mr Briggs me dit que la réponse à sa demande n'a pas été faite par Mr Rochester, mais par une dame qui signe Alice Fairfax. »

Je me sentis froide et consternée. Ainsi mes craintes étaient fondées : il avait probablement quitté l'Angleterre et, dans son désespoir, était retourné vers un de ses anciens repaires du continent; et quels adoucissements avait-il cherchés à ses cruelles souffrances, quels objets pour satisfaire ses fortes passions ? Je n'osais pas répondre à cette question. Oh mon pauvre maître ! lui qui avait presque été mon mari ! lui que j'avais si souvent appelé mon cher Édouard !

« Cet homme devait être mauvais, observa Mr Rivers.

—    Vous ne le connaissez pas, ne le jugez pas ainsi ! m'écriai-je avec chaleur.

—    Très bien, me dit-il tranquillement; du reste je suis occupé d'autre chose que de lui, j'ai mon histoire à finir. Puisque vous ne voulez pas me demander le nom de la gouvernante, je vais vous le dire moi-même; attendez, je l'ai ici : il vaut toujours mieux avoir les choses importantes soigneusement écrites sur le papier. »

Charlotte Brontë

Jane Eyre - Biographie

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