— Charlotte Brontë —

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Charlotte Brontë

Jane Eyre

Je le regardai; il me sembla que j'avais trouvé un frère, un frère dont je pouvais être orgueilleuse et que je pouvais aimer; deux sœurs dont les qualités étaient telles, qu'elles m'avaient inspiré une profonde amitié et une grande admiration, même lorsque je ne voyais en elles que des étrangères. Ces deux jeunes filles, que j'avais contemplées avec un mélange amer d'intérêt et de désespoir, lorsque, agenouillée sur la terre humide, j'avais regardé à travers l'étroite fenêtre de Moor-House, ces deux jeunes filles étaient mes parentes; cet homme jeune et grand, qui m'avait ramassée mourante sur le seuil de sa maison, m'était allié par le sang : bienheureuse découverte pour une pauvre abandonnée ! C'était là une véritable richesse, une richesse du cœur ! une mine d'affections pures et naturelles ! C'était un bonheur vif, immense et enivrant, qui ne ressemblait pas à celui que j'avais éprouvé en apprenant que j'étais riche; car, quoique cette nouvelle eût été la bienvenue, je n'en avais ressenti qu'une joie modérée. Dans l'exaltation de ce bonheur soudain, je joignis les mains; mon pouls bondissait, mes veines battaient avec force.

« Oh ! je suis heureuse ! je suis heureuse ! » m'écriai-je.

Saint-John sourit.

« N'avais-je pas raison de vous dire que vous négligiez les points essentiels pour vous occuper de niaiseries ? reprit-il. Vous êtes restée sérieuse quand je vous ai appris que vous étiez riche; et maintenant, voyez votre exaltation pour une chose sans importance.

—    Que voulez-vous dire ? Peut-être est-ce de peu d'importance pour vous. Vous avez des sœurs, vous n'avez pas besoin d'une cousine; mais moi, je n'avais personne. Trois parents, ou deux, si vous ne voulez pas que je vous compte, viennent de naître pour moi. Oui, je le répète, je suis heureuse ! »

Je me promenai rapidement dans ma chambre; puis je m'arrêtai, suffoquée par les pensées qui s'élevaient en moi, trop rapides pour que je pusse les recevoir, les comprendre et les mettre en ordre. Je songeais à tout ce qui pourrait avoir lieu et aurait lieu avant longtemps; je regardais les murailles blanches, et je crus voir un ciel couvert d'étoiles, dont chacune me conduisait vers un but délicieux. Enfin, je pouvais faire quelque chose pour ceux qui m'avaient sauvé la vie, et que jusque-là j'avais aimés d'un amour inutile. Ils étaient sous un joug, et je pouvais leur rendre la liberté; ils étaient éloignés les uns des autres, et je pouvais les réunir; l'indépendance et la richesse qui m'appartenaient pouvaient leur appartenir aussi. N'étions-nous pas quatre ? Vingt mille livres, partagées en quatre, donnaient cinq mille livres à chacun; c'était bien assez. Justice serait faite et notre bonheur mutuel assuré. La richesse ne m'accablait plus, ce n'était plus un legs de pièces d'or, mais un héritage de vie, d'espérances et de joies.

Je ne sais quel air j'avais pendant que je songeais à toutes ces choses; mais je m'aperçus bientôt que Mr Rivers avait placé une chaise derrière moi, et s'efforçait doucement de me faire asseoir. Il me conseillait d'être calme; je lui déclarai que mon esprit n'était nullement troublé; je repoussai sa main, et je me mis de nouveau à me promener dans la chambre.

« Vous écrirez demain à Marie et à Diana, dis-je, et vous les prierez de venir tout de suite ici. Diana m'a dit qu'elle et sa sœur se trouveraient riches avec mille livres sterling chacune; aussi je pense qu'avec cinq mille elles seront tout à fait satisfaites.

—    Dites-moi où je pourrai trouver un verre d'eau, me répondit Saint-John; en vérité, vous devriez faire un effort pour vous calmer.

—    C'est inutile. Répondez-moi : quel effet produira sur vous cette fortune ? Resterez-vous en Angleterre, épouserez-vous Mlle Oliver et vous déciderez-vous à vivre comme tous les hommes ?

—    Vous vous égarez; votre tête se trouble. Je vous ai appris cette nouvelle trop brusquement; votre exaltation dépasse vos forces.

« Monsieur Rivers vous me ferez perdre patience; je suis calme; c'est vous qui ne me comprenez pas, ou plutôt qui affectez de ne pas me comprendre.

—    Peut-être que, si vous vous expliquiez plus clairement, je vous comprendrais mieux.

—    M’expliquer ! mais il n'y a pas d'explication à donner. Il est bien facile de comprendre qu'en partageant vingt mille livres sterling entre le neveu et les trois nièces de notre oncle, il revient cinq mille livres à chacun; tout ce que je vous demande, c'est d'écrire à vos sœurs pour leur apprendre l'héritage qu'elles viennent de faire.

—    C'est-à-dire que vous venez de faire.

—    Je vous ai déjà dit comment je considérais cela, et je ne puis pas changer ma manière de voir. Je ne suis pas grossièrement égoïste, aveuglément injuste et lâchement ingrate. D'ailleurs je veux avoir une demeure et des parents : j'aime Moor-House et j'y resterai; j'aime Diana et Marie, et je m'attacherai à elles pour toute la vie. Je serai heureuse d'avoir cinq mille livres; mais vingt mille ne feraient que me tourmenter; et puis, si cet argent m'appartient aux yeux de la loi, il ne m'appartient pas aux yeux de la justice. Je ne vous abandonne que ce qui me serait tout à fait inutile; je ne veux ni discussion ni opposition; entendons-nous entre nous et décidons cela tout de suite.

—    Vous agissez d'après votre premier mouvement; il faut que vous y réfléchissiez pendant plusieurs jours, avant qu'on puisse regarder vos paroles comme valables.

—    Oh ! si vous ne doutez que de ma sincérité, je ne crains rien. Vous reconnaissez la justice de ce que je dis ?

—    J'y vois en effet une certaine justice; mais elle est contraire aux coutumes. La fortune entière vous appartient; mon oncle l'a gagnée par son propre travail, il était libre de la laisser à qui il voulait; il vous l'a donnée. Après tout, la justice vous permet de la garder, et vous pouvez sans remords de conscience la considérer comme votre propriété.

—    Pour moi, répondis-je, c'est autant une affaire de sentiment que de conscience; je puis bien une fois me laisser aller à mes sentiments : j'en ai si rarement l'occasion ! Quand même pendant une année vous ne cesseriez de discuter et de me tourmenter, je ne pourrais pas renoncer au plaisir infini que j'ai rêvé, au plaisir d'acquitter en partie une dette immense et de m'attacher des amis pour toute ma vie.

—    Vous parlez ainsi maintenant, reprit Saint-John, parce que vous ne savez pas ce que c'est de posséder de la fortune et d'en jouir; vous ne savez pas l'importance que vous donneront vingt mille livres sterling, la place que vous pourrez occuper dans la société, l'avenir qui sera ouvert devant vous; vous ne le savez pas.

—    Et vous, m'écriai-je, vous ne pouvez pas vous imaginer avec quelle ardeur j'aspire vers un amour fraternel. Je n'ai jamais eu de demeure; je n'ai jamais eu ni frères ni sœurs; je veux en avoir maintenant. Vous ne vous refusez pas à me reconnaître et à m'admettre parmi vous, n'est-ce pas ?

—    Jane, je serai votre frère, et mes sœurs seront vos sœurs, sans que nous vous demandions ce sacrifice de vos justes droits.

—    Mon frère éloigné de mille lieues, mes sœurs asservies chez des étrangers, et moi riche, gorgée d'or, sans l'avoir jamais ni gagné ni mérité ! Est-ce là une égalité fraternelle, une union ultime, un profond attachement ?

—    Mais, Jane, vos aspirations à une famille et à un bonheur domestique peuvent être satisfaites par d'autres moyens que ceux dont vous parlez; vous pouvez vous marier.

—    Non, je ne veux pas me marier. Je ne me marierai jamais.

—    C'est trop dire; des paroles aussi irréfléchies sont une preuve de l'exaltation où vous êtes.

—    Non, ce n'est pas trop dire; je sais ce que j'éprouve, et combien tout mon être repousse la simple pensée du mariage. Personne ne m'épouserait par amour, et je ne veux pas qu'en me prenant on cherche simplement à faire une bonne spéculation. Je ne veux pas d'un étranger qui serait différent de moi, et avec lequel je ne pourrais pas sympathiser. J'ai besoin de mes parents, c'est à dire de ceux qui sentent comme moi. Dites encore que vous serez mon frère; quand vous avez prononcé ces mots, j'ai été heureuse. Si vous le pouvez, répétez-les avec sincérité.

—    Je crois que je le puis; je sais que j'ai toujours aimé mes sœurs; mon affection pour elles est basée sur le respect que j'ai pour leur valeur et sur mon admiration pour leur capacité. Vous aussi vous avez une intelligence et des principes. Vous ressemblez à mes sœurs par vos habitudes et vos goûts; votre présence m'est toujours agréable, j'ai déjà trouvé dans votre conversation un soulagement salutaire; je sens que je pourrai facilement vous faire une place dans mon cœur et vous considérer comme ma plus jeune sœur.

—    Merci, je me contente de cela pour ce soir. Maintenant vous feriez mieux de partir; car si vous restiez plus longtemps, vous pourriez bien m'irriter encore par vos scrupules injurieux.

—    Et l'école, mademoiselle Eyre ? il faudra la fermer à présent, je pense ?

—    Non, je resterai à mon poste jusqu'à ce que vous ayez trouvé une autre maîtresse. »

Il sourit d'un air approbateur, me donna une poignée de main et prit congé de moi.

Je n'ai pas besoin de raconter en détail les luttes que j'eus à soutenir et les arguments que je dus employer pour que le partage du legs eût lieu comme je le désirais. Ma tâche était rude; mais comme j'étais bien résolue, et que mon cousin et mes cousines virent enfin que j'étais irrévocablement décidée à partager également, comme au fond de leurs cœurs ils sentaient toute la justice de mon intention, et savaient bien qu'à ma place ils auraient fait ce que je désirais faire, ils se décidèrent enfin à s'en rapporter à des arbitres. Les juges furent Mr Oliver et un homme de loi capable; tous deux se mirent de mon côté, et je fus victorieuse. Les affaires furent réglées. Saint-John, Marie, Diana et moi, nous entrâmes en possession de notre fortune.

Charlotte Brontë

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Fregate: Une porte ouverte vers le Conte & la Poésie.

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