— Charlotte Brontë — | |
Page: .81./.95. Charlotte BrontëJane EyreQuand tout fut achevé, on approchait de Noël; c'était le moment des vacances; je fermai l'école de Morton, après avoir pris mes mesures pour que la séparation ne fût pas stérile, du moins, de mon côté. La bonne fortune ouvre la main aussi bien que le cœur; donner un peu quand on a beaucoup reçu, c'est simplement ouvrir un passage à l'ébullition inaccoutumée des sensations. Depuis longtemps je m'étais aperçue avec joie que beaucoup de mes écolières m'aimaient, et, quand nous nous séparâmes, je le vis plus clairement encore; elles me manifestèrent leur affection avec force et simplicité. Ma reconnaissance fut grande en voyant que j'avais vraiment une place dans ces cœurs d'enfants; je leur promis que chaque semaine j'irais les visiter et leur donner une heure de leçon. Mr Rivers arriva au moment où, après avoir examiné l'école, compté les élèves dont le nombre se montait à soixante, les avoir fait défiler devant moi et avoir fermé la porte, j'étais debout, la clef à la main, occupée à faire des adieux particuliers à une demi-douzaine de mes meilleures élèves. Il aurait été impossible de trouver chez aucun fermier anglais des jeunes filles plus décentes, plus respectables, plus modestes et mieux élevées; et c'est beaucoup dire : car, après tout, les paysans anglais sont les mieux élevés, les plus polis et les plus dignes de toute l'Europe. J'ai vu depuis des paysannes françaises et allemandes; les meilleures m'ont paru ignorantes, grossières et stupides, comparées à mes enfants de Morton. « Trouvez-vous que votre récompense soit assez grande pour toute une saison de travail ? me demanda Mr Rivers quand les enfants furent partis; n'êtes-vous pas heureuse de vous dire que vous avez fait un bien véritable à vos frères ? — Sans doute. — Et vous n'avez travaillé que quelques mois. Ne trouvez-vous pas qu'une vie dévouée à la régénération des hommes serait bien employée ? — Oui, répondis-je; mais quant à moi, je ne pourrais pas continuer toujours cette existence : j'ai besoin de jouir de mes propres facultés aussi bien que de cultiver celles des autres, et il faut que j'en jouisse maintenant. Ne rappelez ni mon corps ni mon esprit vers l'école; j'en suis sortie, et je suis disposée à profiter pleinement des vacances. » Le visage de Saint-John devint sérieux. « Eh bien ! dit-il; quelle ardeur soudaine ! que voulez-vous donc faire ? — Je veux être aussi active que possible; d'abord je vous prierai de donner la liberté à Anna et de chercher quelque autre personne pour vous servir. — Avez-vous besoin d'elle ? — Oui; je voudrais qu'elle vînt avec moi à Moor-House. Diana et Marie arriveront dans une semaine, et je veux qu'elles trouvent tout en ordre. — Je comprends. Je croyais que vous vouliez partir pour faire quelque excursion; j'aime mieux qu'il en soit ainsi. Anna ira avec vous. — Alors dites-lui de se tenir prête pour demain; voilà la clef de l'école, je vous remettrai bientôt celle de ma ferme. » Il la prit. « Vous avez l'air bien joyeuse, me dit-il; je ne comprends pas complètement votre gaieté, parce que je ne sais pas quelle tâche va remplacer pour vous celle que vous quittez. Quelles intentions, quelles ambitions avez-vous ? Enfin, quel est le but de votre vie ? — Ma première intention est de nettoyer (comprenez-vous toute la force de ce mot ?) de nettoyer Moor-House du haut en bas; ma seconde est de frotter tout avec de la cire, de l'huile et un nombre infini de torchons, jusqu'à ce que chaque objet redevienne bien brillant; ma troisième, d'arranger les chaises et les tables, les lits et les tapis, avec une précision mathématique; ensuite, je vous ruinerai en tourbe et en charbon pour faire de bon feu dans toutes les chambres; enfin, les deux jours qui précéderont l'arrivée de vos sœurs seront employés par Anna et moi à battre des œufs, à mélanger des raisins, à râper des épices, à pétrir des gâteaux de Noël, à hacher des rissoles et à célébrer tous les rites culinaires qu'on ne peut expliquer qu'imparfaitement à ceux qui, comme vous, ne sont pas parmi les initiés. En un mot, mon intention est de tenir toute chose prête et en parfait état pour l'arrivée de Marie et de Diana; mon ambition est de leur montrer le bel idéal d'une réception affectueuse. Saint-John sourit légèrement; cependant il paraissait mécontent. « Tout cela est très bien pour le moment, dit-il; mais sérieusement, j'espère que quand le premier flot de vivacité sera passé, vous regarderez un peu plus haut que les charmes domestiques et les joies de la famille. — C'est ce qu'il y a de meilleur dans le monde, m'écriai-je. — Non, Jane, non. Ce monde n'est pas un lieu de jouissance, ne cherchez pas à en faire un paradis; ce n'est pas un lieu de repos : ne devenez pas indolente. — Au contraire, je veux être active. — Jane, je vous pardonne pour le moment; je vous accorde deux mois pour jouir pleinement de votre nouvelle position et du bonheur d'avoir trouvé des parents; mais alors j'espère que vous regarderez au delà de Moor-House, de Morton, des affections fraternelles, du calme égoïste et du bien-être sensuel que procure la civilisation; j'espère qu'alors vous serez de nouveau troublée par la force de votre énergie. » Je le regardai avec surprise. « Saint-John, dis-je, je trouve mal à vous de parler ainsi; je suis disposée à être heureuse et vous voulez me pousser à l'agitation. Dans quel but ? — Dans le but de vous exciter à mettre à profit les talents que Dieu vous a confiés et dont un jour il vous demandera certainement un compte rigoureux. Jane, je vous examinerai de près et avec anxiété. Je vous en avertis, j'essayerai de dominer cette fièvre ardente qui vous précipite vers les joies du foyer. Ne vous attachez pas avec tant de force à des liens charnels; gardez votre fermeté et votre enthousiasme pour une cause qui en soit digne; ne les perdez pas pour des objets vulgaires et passagers. Me comprenez-vous, Jane ? — Oui, comme si vous parliez grec. Je sens que j'ai de bonnes raisons pour être heureuse, et je veux l'être. Adieu ! » En effet, je fus heureuse à Moor-House. Anna et moi, nous nous donnâmes beaucoup de peine; elle était charmée de voir qu'au milieu de tout l'embarras d'un arrangement, je savais être gaie, brosser, épousseter, nettoyer et faire la cuisine. Du reste, après un ou deux jours de confusion, nous eûmes le plaisir de voir l'ordre se rétablir petit à petit au milieu de ce chaos que nous-mêmes avions causé. J'avais été passer une journée à S*** pour acheter quelques meubles neufs. Mes cousines m'avaient assigné une somme pour cela et m'avaient donné carte blanche pour toutes les modifications que je désirerais faire. J'en fis peu dans la chambre à coucher et dans la pièce où on se tenait ordinairement, parce que je savais que Diana et Marie trouveraient plus de plaisir à revoir les tables, les chaises et les lits de leur vieille maison, qu'à regarder un ameublement neuf, quelque élégant qu'il fût; cependant quelques changements étaient nécessaires pour donner un peu de piquant à leur retour, ainsi que je le désirais. J'achetai donc de jolis tapis et des rideaux de couleur foncée, quelques ornements antiques en porcelaine ou en bronze, soigneusement choisis, des miroirs et des nécessaires de toilette : tout cela, sans être très beau, était très frais. Il restait encore le parloir et une chambre de réserve; j'y mis des meubles de vieil acajou, recouverts en velours rouge; des toiles furent tendues dans les corridors et des tapis dans les escaliers. Quand tout fut fini, il me sembla qu'à l'intérieur Moor-House était un véritable modèle de confort modeste, tandis qu'à l'extérieur, surtout à cette époque de l'année, on eût dit un grand bâtiment vaste, froid et désert. Le jour tant désiré vint enfin; elles devaient arriver le soir, et longtemps d'avance les feux furent allumés en haut et en bas, la cuisine se faisait. Anna et moi nous étions habillées; tout était prêt. Saint-John arriva le premier. Je l'avais prié de ne pas venir tant que tout ne serait pas en ordre; du reste, la seule idée du travail mesquin et trivial qui se faisait à Moor-House l'aurait éloigné. Il me trouva dans la cuisine, surveillant des gâteaux que j'avais fait cuire pour le thé. S'approchant du foyer, il me demanda si j'étais enfin fatiguée de mon métier de servante; je lui répondis en l'invitant à m'accompagner pour visiter le résultat de mes travaux. Après quelques difficultés, je le décidai à faire le tour de la maison. Il se contenta de jeter un coup d'œil sur les chambres que je lui montrais et n'y entra même pas; puis il me dit que j'avais dû avoir beaucoup de peine et de fatigue pour effectuer un si grand changement en si peu de temps, mais pas une seule fois il n'exprima de satisfaction de voir sa maison bien arrangée. Ce silence me glaça; je pensai que mes changements avaient peut-être détruit quelque vieil arrangement auquel il tenait; je le lui demandai, et probablement d'un ton un peu découragé. : « Pas le moins du monde, me répondit-il; au contraire, j'ai remarqué que vous avez scrupuleusement respecté l'ancienne organisation; mais je crains que vous ne vous soyez occupée de ces choses plus qu'il ne l'aurait fallu. Par exemple, combien de temps avez-vous consacré à cette chambre ? » Puis il me demanda où se trouvait un livre qu'il me nomma. Je le lui montrai dans la bibliothèque; il le prit, et, se retirant dans sa retraite ordinaire près de la fenêtre, il se mit à lire. Cela ne me plut pas. Saint-John était bon, mais je commençais à sentir qu'il avait dit vrai en se déclarant dur et froid. La douceur et la tendresse n'avaient pas d'attrait pour lui; il ne sentait pas le charme des joies paisibles. Il vivait uniquement pour aspirer aux choses grandes et belles, il est vrai; mais il ne voulait jamais se reposer, et il n'approuvait pas le repos chez ceux qui l'entouraient. En contemplant son front élevé, calme et pâle comme la pierre, sa belle figure absorbée par l'étude, je compris qu'il ne pourrait pas faire un bon mari, qu'être sa femme serait une grande épreuve. Je devinai la nature de son amour pour Mlle Oliver, et, comme lui, je pensai que ce n'était qu'un amour des sens; je compris qu'il méprisât l'influence fiévreuse que cet amour exerçait sur lui, qu'il souhaitât l'étouffer et le détruire; enfin je vis qu'il avait raison en pensant que ce mariage ne pourrait assurer un bonheur constant ni à l'un ni à l'autre. C'est dans des hommes semblables que la nature taille ses héros, chrétiens ou païens, ses législateurs, ses hommes d'État, ses conquérants; rempart vigoureux et où peuvent s'appuyer les plus grands intérêts, mais pilier froid, triste et gênant, près du foyer domestique. « Ce salon n'est pas sa place, me dis-je; les montagnes de l'Himalaya, les forêts de la Cafrerie ou les côtes humides et empestées de la Guinée, lui conviendraient mieux. Il fait bien de fuir le calme de la vie de famille; ce n'est pas là ce qu'il lui faut; ses facultés s'endorment et ne peuvent pas se développer pour briller avec éclat. C'est dans une vie de lutte et de danger, où le courage, l'énergie et la force d'âme sont nécessaires, qu'il parlera et agira, qu'il sera le chef et le supérieur, tandis que devant ce foyer un joyeux enfant l'emporterait sur lui; je le vois maintenant, il a raison de vouloir être missionnaire. — Les voilà qui arrivent. » s'écria Anna en ouvrant la porte du salon. Au même moment, le vieux Carlo se mit à aboyer joyeusement. Je sortis; il faisait nuit; mais j'entendis un bruit de roue. Anna eut bientôt allumé sa lanterne. La voiture s'était arrêtée devant la grille; le cocher ouvrit la portière, et deux formes bien connues sortirent l'une après l'autre. Avant une minute, ma figure était entrée sous leurs chapeaux, et avait caressé d'abord les joues de Marie, puis les boucles flottantes de Diana; elles riaient et m'embrassaient; puis ce fut au tour d'Anna; enfin Carlo qui était presque fou de joie, eut aussi sa part. Elles me demandèrent si tout allait bien, et, quand je leur eus répondu affirmativement, elles se hâtèrent d'entrer. Charlotte BrontëJane Eyre - BiographiePage: .81./.95. Fregate: Une porte ouverte vers le Conte & la Poésie. 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