— Jane Eyre —

Page: .89./.95.

Charlotte Brontë

Jane Eyre

J'avais longé le petit mur au verger et je venais de tourner l'angle. Entre deux piliers de pierre surmontés de boules également en pierre, se trouvait une porte qui conduisait aux prairies. Placée derrière l'un de ces piliers, je pouvais contempler toute la façade de la maison; j'avançai ma tête avec précaution pour voir si aucun des volets des chambres à coucher n'était ouvert : créneaux, fenêtres, façade, je devais tout apercevoir de là.

Les corneilles qui volaient au-dessus de ma tête m'examinaient peut-être pendant ce temps. Je ne sais ce qu'elles pensaient; elles durent me trouver d'abord très attentive et très timide; puis, petit à petit, très hardie et très inquiète. Je jetai d'abord un coup d'œil, puis un long regard; ensuite je sortis de ma retraite et j'avançai dans la prairie. Je m'arrêtai tout à coup devant la façade, et je la regardai d'un air à la fois hardi et abattu; elles purent se demander ce que signifiait cette timidité affectée du commencement et ces yeux stupides et sans regard de la fin.

Lecteurs, écoutez une comparaison :

Un amant trouve sa maîtresse endormie sur un banc de mousse, il voudrait contempler son beau visage sans l'éveiller. Il marche doucement sur le gazon pour ne pas faire de bruit; il s'arrête, croyant qu'elle a remué; il recule; pour rien au monde il ne voudrait être vu. Tout est tranquille; il avance de nouveau; il se penche sur elle; un voile léger recouvre ses traits; il le soulève et se baisse vers elle; son œil va apercevoir une beauté florissante, adorable dans son sommeil. Comme son premier regard est ardent, comme il la contemple ! Mais tout à coup il tressaille; il presse violemment entre ses bras ce corps que tout à l'heure il n'osait pas toucher avec ses doigts. Il crie un nom, dépose son fardeau à terre et le regarde avec égarement; et il continue à la presser, à l'appeler, à la regarder, car il ne craint plus de l'éveiller par aucun cri ni par aucun mouvement ! Il croyait trouver celle qu'il aimait doucement endormie, et il a trouvé un cadavre.

Et moi, je dirigeais mes regards joyeux vers une belle maison, et je n'aperçus qu'une ruine noircie par la fumée.

Il n'y avait pas besoin de me cacher derrière un poteau, de regarder les volets des chambres, dans la crainte de réveiller ceux qui y dormaient; il n'y avait pas besoin d'écouter les portes s'ouvrir ou de croire entendre des pas sur le pavé ou le long de la promenade. La pelouse, les champs, étaient foulés aux pieds et dévastés; le portail était dépouillé de ses portes; la façade était telle que je l'avais vue dans un de mes rêves : un mur haut et fragile, percé de fenêtres sans châssis, ni toit, ni créneaux, ni cheminées; tout avait été détruit.

Alentour régnaient le silence de la mort et la solitude du désert. Je ne m'étonnai plus que mes lettres fussent restées sans réponse; autant les envoyer dans le caveau d'une église. En regardant les pierres noircies, il était facile de comprendre que le château avait été détruit par le feu; mais qui l'avait allumé ? Comment ce malheur était-il arrivé ? La perte du marbre, du plâtre et du bois, avait-elle été le seul malheur ? Ou bien des existences avaient-elles été détruites comme la maison ? Lesquelles ? Effrayante question, à laquelle personne ne pouvait me répondre. Il ne m'était même pas possible d'avoir recours à des signes ou à des preuves muettes.

En me promenant autour des murs en ruine et en parcourant le château dévasté, je reconnus que l'incendie devait être déjà un peu ancien. La neige s'était frayé un chemin sous cette arche vide, et les pluies d'hiver étaient entrées dans ces trous qui jadis servaient de fenêtres; le printemps avait jeté ses semences dans ces amas de décombres; le gazon recouvrait les pierres et les solives; mais, pendant ce temps, où était le malheureux propriétaire de ces ruines ? Dans quel pays demeurait-il ? qui veillait sur lui ? mes yeux se dirigèrent involontairement du côté de la tour de la vieille église et je me dis : » Est-il allé chercher un abri dans l'étroite maison de marbre des Rochester ? »

Il me fallait des renseignements, et je ne pouvais les obtenir qu'à l'auberge; j'y retournai promptement. L'hôte m'apporta lui-même mon déjeuner dans le parloir. Je le priai de fermer la porte et de s'asseoir, parce que j'avais quelques questions à lui faire; mais je ne savais par où commencer, tant je craignais sa réponse ! et pourtant le spectacle que je venais d'avoir sous les yeux m'avait un peu préparée à un récit douloureux. L'hôte était un homme d'âge mûr et d'apparence respectable.

« Vous connaissez sans doute le château de Thornfield ? hasardai-je enfin.

—    Oui, madame, j'y ai demeuré autrefois.

—    Vous ! Pas de mon temps, pensai-je; car votre visage m'est étranger.

—    J'ai été le sommelier du défunt Mr Rochester, » ajouta-t-il.

Défunt ! Il me sembla que je venais de recevoir en pleine poitrine le coup que je cherchais à éviter.

« Défunt ! murmurai-je; est-il donc mort ?

—    Je parle du père de Mr Édouard, le maître actuel, » dit-il.

Je respirai de nouveau et mon sang coula librement; ces mots m'avertissaient que Mr Édouard, mon Mr Rochester à moi (Dieu veille sur lui !) était vivant. Le maître actuel ! mots doux à entendre ! il me semblait que maintenant je pouvais tout apprendre, avec un calme relatif du moins; puisqu'il n'était pas dans le tombeau, je croyais pouvoir apprendre avec tranquillité qu'il se fût réfugié même aux antipodes.

« Mr Rochester est-il au château de Thornfield ? » demandai-je.

Je savais bien quelle réponse je recevrais, mais je désirais éloigner le plus possible toute question positive sur le lieu de sa résidence.

« Oh ! non, madame, me répondit-il; personne n'y demeure. Vous n'êtes pas du pays; sans cela vous sauriez ce qui est arrivé l'automne dernier. Le château n'est plus qu'une ruine; il a été brûlé vers l'époque des moissons. C'est un horrible malheur; des valeurs énormes ont été détruites; c'est à peine si l'on a pu sauver quelques meubles. Le feu s'est déclaré dans la nuit, et, avant que la nouvelle fut connue à Millcote, le château était déjà un amas de flammes; c'était un affreux spectacle; j'en ai été témoin.

—    Au milieu de la nuit, murmurai-je; oui, c'était là l'heure fatale à Thornfield… Connaît-on la cause de l'incendie ? demandai-je.

—    On l'a devinée, madame, ou plutôt je devrais dire qu'on en était sûr. Vous ne savez peut-être pas, continua-t-il en approchant sa chaise de la table et en parlant plus bas, qu'il y avait une folle enfermée dans la maison.

—    J'en ai entendu parler.

—    Eh bien ! madame, elle était bien gardée; pendant plusieurs années, personne n'était sûr qu'elle existait, car on ne la voyait jamais; la rumeur publique disait seulement que quelqu'un était caché au château; mais il était difficile de savoir qui. On disait que Mr Édouard avait amené cette femme avec lui, et quelques-uns prétendaient que c'était une ancienne maîtresse; mais une chose étrange arriva l'année dernière. »

Je craignis de l'entendre raconter ma propre histoire, et je m'efforçai de le ramener au fait.

« Et cette folle ? dis-je.

—    Cette folle, madame, se trouva être femme de Mr Rochester; cette découverte se fit de la plus étrange manière. Il y avait au château une jeune institutrice dont Mr Rochester…

—    Mais l'histoire de l'incendie, interrompis-je.

—    J'y arrive, madame; dont Mr Rochester tomba amoureux. Les domestiques disent qu'ils n'ont jamais vu personne aussi éperdument amoureux que lui; il la suivait partout; les domestiques l'épiaient, car vous savez, madame, que c'est leur habitude. Mr Rochester l'admirait au delà de tout ce qu'on peut s'imaginer, et pourtant personne autre ne la trouvait très jolie. Elle était, dit-on, petite, mince, et semblable à une enfant. Je ne l'ai jamais vue, mais j'ai entendu Leah, la bonne, parler d'elle; Leah l'aimait assez. Mr Rochester avait quarante ans et l'institutrice n'en avait pas vingt; vous savez que quand les hommes de cet âge tombent amoureux de jeunes filles, ils sont comme ensorcelés. Eh bien ! Mr Rochester voulait l'épouser.

—    Vous me raconterez cela plus tard, dis-je; j'ai des raisons pour désirer connaître le récit de l'incendie. A-t-on soupçonné la folle d'y avoir pris part ?

—    Vous l'avez dit, madame; il est certain que c'est elle et aucun autre qui a mis le feu. Il y avait une personne chargée de la garder; elle s'appelait Mme Poole. C'était une femme capable pour ce qu'elle avait à faire, et vraiment digne de confiance : elle n'avait qu'un défaut, défaut commun chez ces gens-là : elle gardait toujours près d'elle une bouteille de genièvre, et de temps en temps elle buvait une goutte de trop. C'était pardonnable; elle avait une vie si rude ! mais c'était dangereux : car, lorsqu'après avoir bu, Mme Poole s'endormait profondément, la folle, qui était aussi maligne qu'une sorcière, prenait les clefs dans sa poche, sortait de la chambre et allait rôder dans la maison pour y faire tout le mal qui lui venait en tête. On dit qu'une fois elle a tenté de brûler Mr Rochester dans son lit; mais je ne connais pas bien cette histoire. La nuit de l'incendie, elle a d'abord mis le feu aux rideaux de la chambre qui touche à la sienne; puis elle est descendue et est arrivée dans la chambre où avait demeuré l'institutrice (on eût dit qu'elle savait quelque chose de tout ce qui s'était passé et qu'elle avait de la rancune contre elle); elle mit le feu au lit : mais heureusement personne n'y était couché. L'institutrice s'était enfuie deux mois auparavant, et, bien que Mr Rochester l'ait fait chercher comme si elle eût été tout ce qu'il avait de plus précieux au monde, il n'en entendit jamais parler. Sa souffrance le jeta dans une sorte d'égarement; il n'était pas fou, mais néanmoins, il était devenu dangereux. Il voulait être seul; il renvoya Mme Fairfax, la femme de charge, chez ses amis, qui demeuraient loin de là; mais il eut des égards, car il lui fit une rente viagère; « Elle le méritait bien, c'était une très bonne femme. Mlle Adèle, sa pupille, fut mise en pension; il rompit avec toutes ses connaissances et s'enferma au château comme un ermite.

—    Comment ! est-ce qu'il ne quitta pas l'Angleterre ?

—    Quitter l'Angleterre, lui ? oh non ! Il n'aurait seulement pas franchi le seuil de sa maison, excepté la nuit, où il se promenait comme un fantôme dans les champs et le verger. On aurait dit qu'il avait perdu la raison; et je crois qu'il l'a perdue en effet, car avant cela c'était l'homme le plus vif, le plus hardi et le plus fin qu'on ait jamais vu. Ce n'était pas un homme adonné au vin, aux cartes et aux chevaux, comme beaucoup; d'ailleurs il n'était pas très beau, mais il était courageux et avait une volonté ferme. Je l'ai connu tout enfant et, quant à moi, j'ai souhaité bien des fois que Mlle Eyre se fût noyée avant d'arriver à Thornfield.

—    Alors Mr Rochester était au château quand le feu éclata ?

—    Oui certainement, et il est monté dans les mansardes pendant que tout était en feu; il a réveillé les domestiques et les a lui-même aidés à descendre, puis il est retourné pour sauver la folle. Alors on vint l'avertir qu'elle était sur le toit, qu'elle agitait ses bras au-dessus des créneaux et qu'elle jetait de tels cris qu'on eût pu l'entendre à un mille de distance. Je l'ai vue et entendue : c'était une forte femme avec de longs cheveux noirs qui flottaient dans la direction opposée aux flammes. J'ai vu, ainsi que plusieurs autres, j'ai vu Mr Rochester monter sur le toit à la lumière des étoiles. Je l'ai entendu appeler : « Berthe ! Puis il s'approcha d'elle; aussitôt la folle jeta un cri, sauta et tomba morte sur le pavé.

—    Morte !

—    Oui, aussi inanimée que les pierres qui reçurent sa chair et son sang.

—    Grand Dieu !

—    Vous avez raison, madame, c'était effrayant. »

Il frissonna.

« Et après ? dis-je.

—    Eh bien après, la maison fut brûlée jusqu'aux fondements; il ne resta debout que quelques pans de muraille.

—    Y eut-il d'autres personnes de tuées ?

—    Non, et pourtant cela aurait mieux valu peut-être.

—    Que voulez-vous dire ?

—    Pauvre Mr Édouard ! s'écria-t-il. Je ne croyais pas voir jamais cela. Quelques-uns disent que c'est une juste punition pour avoir caché son premier mariage et avoir voulu prendre une autre femme pendant que la sienne vivait encore; mais, quant à moi, je le plains.

—    Vous dites qu'il est vivant ! m'écriai-je.

—    Oui, oui; mais beaucoup pensent qu'il vaudrait mieux qu'il fût mort.

—    Pourquoi ? comment ? »

Et mon sang se glaça de nouveau.

« Où est-il ? demandai-je; est-il en Angleterre ?

—    Oui, il est en Angleterre; il ne peut pas en sortir maintenant, il y est pour toujours. »

Combien mon agonie était douloureuse ! et cet homme semblait vouloir la prolonger.

« Il est aveugle comme les pierres, dit-il enfin, pauvre Mr Édouard ! »

Je craignais pis; je craignais qu'il ne fût fou. Je rassemblai mes forces pour demander ce qui avait causé ce malheur.

« Son courage et sa bonté, madame. Il n'a pas voulu quitter la maison avant que tout le monde en fût sorti. Lorsque Mme Rochester se fut jetée du toit, il descendit le grand escalier de pierre; mais, à ce moment, il y eut un éboulement. Il fut retiré de dessous les ruines vivant, mais grièvement blessé; une poutre était tombée de manière à le protéger en partie; mais un de ses yeux était sorti de sa tête, et une de ses mains était tellement abîmée, que Mr Carter, le chirurgien, a été obligé de la couper immédiatement; son autre œil a été brûlé, de sorte qu'il a complètement perdu la vue, et qu'il est maintenant sans secours, aveugle et estropié.

—    Où est-il ? où demeure-t-il maintenant ?

—    Au manoir de Ferndean, une propriété qu'il possède à trente milles d'ici à peu près; c'est un endroit tout à fait désert.

—    Qui est avec lui ?

—    Le vieux John et sa femme; il n'a voulu personne autre; on dit qu'il est tout à fait bas.

—    Avez-vous une voiture quelconque ici ?

—    Nous avons un cabriolet, madame, un très joli cabriolet.

—    Faites-le préparer tout de suite, et dites à votre garçon que, s'il peut me mener à Ferndean avant la nuit, je le payerai, lui et vous, le double de ce qu'on donne ordinairement. »

Charlotte Brontë

Jane Eyre - Biographie

Page: .89./.95.

Fregate: Une porte ouverte vers le Conte & la Poésie.

Copyright © 2005-2007 Pascal ZANARDI, Tous droits réservés.