La Fée des grèves

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Paul Féval

La Fée des grèves

Au sortir de la porte d’Avranches, ce fut un spectacle magique et comme il n’est donné d’en offrir qu’à ces rivages merveilleux.

Un brouillard blanc, opaque, cotonneux, estompé d’ombres comme les nuages du ciel, s’étendait aux pieds des pèlerins depuis le bas de la colline jusqu’à l’autre rive de la baie, où les maisons de Cancale se montraient au lointain perdu.

De ce brouillard, le Mont semblait surgir tout entier, resplendissant de la base au faîte, sous l’or ruisselant du soleil de juin.

Vous eussiez dit qu’il était bercé mollement dans son lit de nuées, cet édifice unique au monde ! et quand la brume s’agitait, baissant son niveau sous la pression d’un souffle de brise, vous eussiez dit que le colosse, grandi tout à coup, allait toucher du front la voûte bleue :

La ville de Saint-Michel, collée au roc et surmontant le mur d’enceinte, la plate-forme dominant la ville, la muraille du château couronnant la plate-forme, le château hardiment lancé par-dessus la muraille, l’église perchée sur le château, et sur l’église l’audacieux campanile égaré dans le ciel !

Mais il est des instants où l’œil s’arrête avec indifférence sur la plus splendide de toutes les féeries. On ne voit pas, parce que l’esprit est ailleurs.

Le cortège qui accompagnait François de Bretagne au monastère descendait la montagne lentement. Chacun était silencieux et morne.

Ces mots bizarres, prononcés par le grigou, coiffé de lambeaux : « Duc, que Dieu t’oublie ! » étaient dans la mémoire de tous.

Et tous remarquaient l’absence de Monsieur Hue de Maurever, écuyer du prince défunt, absence qui était d’autant plus inexplicable que les domaines de Maurever se trouvaient dans le voisinage immédiat de Pontorson, à quelques lieues d’Avranches.

Or, en ce monde, il y a presque toujours une clef pour les choses inexplicables.

Quand il s’agit de criminels ordinaires, cette clef se dépose sur la table d’un greffe. Des juges s’assemblent. On pend un homme.

Quand il s’agit des puissants de la terre, personne n’ose toucher à cette clef, et le mot de l’énigme reste enfoui dans les consciences.

Si l’escorte du duc François se taisait, ce n’était pas qu’on n’y eût rien à se dire. C’est que nul n’osait ouvrir la bouche sur le sujet qui occupait tous les esprits.

Une partie de la foule avait suivi le cortège; la foule n’avait pas pour se taire les mêmes raisons que les hommes d’armes.

Et Dieu sait qu’elle s’occupait du riche duc pour son argent !

Il y en avait, dans la foule, qui prononçaient le mot sacrilège en parlant de ce somptueux pèlerinage.

À l’entrée de la grève, douze guides prirent les devants pour sonder les lises et reconnaître les cours d’eau.

Le brouillard s’éclaircissait. Un coup de vent balaya les sables.

La cavalcade prit le trot, comme cela se fait sur les tangues, où la rapidité de la marche diminue toujours le danger.

Aubry de Kergariou et l’homme à la cotte d’hermine, qui se nommait Méloir, tenaient toujours la tête de la procession.

—    …Si mon frère me gênait, dit Méloir, continuant une conversation à voix basse, mon frère serait mon ennemi. Et mes ennemis, je les tue. Le duc a bien fait !

—    Tais-toi, cousin, tais-toi ! murmura Aubry scandalisé.

Les chevaux, lourdement équipés, hésitaient sur les sables mouvants de la Sée. Les guides crièrent :

—    Au galop ! messeigneurs ! La cavalcade se lança et franchit l’obstacle. Méloir était toujours aux côtés d’Aubry de Kergariou.

—    Moi, dit-il, j’ai le double de ton âge, mon cousin. On me traite toujours en jouvenceau, parce que j’aime trop les dés et le vin de Guienne. Mais demain mes cheveux vont grisonner; je suis sage. Écoute : pour la dame de mes pensées, je ferais tout, excepté trahir mon seigneur, voilà ma morale !

—    Elle est donc bien belle, ta dame, mon cousin Méloir ? demanda Aubry avec distraction.

Les yeux du porte-étendard brillèrent sous la visière de son casque.

—    C’est la plus belle ! répliqua-t-il avec emphase. C’était un homme de haute taille et de robuste apparence, qui portait comme il faut sa pesante armure. Sa figure eût été belle sans l’expression de brutale effronterie qui déparait son regard. Du reste, il se faisait tort à lui-même en disant qu’il commencerait à grisonner demain, car sa chevelure abondante et bouclée s’échappait de son casque en mèches plus noires que le jais.

Il pouvait avoir trente-cinq ans.

Aubry atteignait sa vingtième année.

Aubry était grand, et l’étroite cotte de mailles qui sonnait sur ses reins n’ôtait rien à la gracieuse souplesse de sa taille. Ses cheveux châtains, soyeux et doux tombaient en boucles molles sur ses épaules. Sa moustache naissait à peine, et la rude atmosphère des camps n’avait pas encore hâlé sa joue. Aubry était beau. Il avait le cœur d’un chevalier.

Méloir avait un père normand et une mère bretonne, Méloir ne valait pas beaucoup moins que le commun des hommes d’armes. La lance était légère comme une plume dans sa main. Quant à la chevalerie, ma foi ! Méloir ne s’en souciait pas plus que d’un gobelet vide.

Nous disons un gobelet d’étain. Il était brave parce que ses muscles étaient forts, et fidèle parce que son maître était puissant. En prononçant ces mots : “C’est la plus belle”, Méloir s’était retourné involontairement et son regard avait cherché dans la cavalcade le groupe de six jeunes filles qui suivait immédiatement le duc. Aubry fit comme lui.

Puis Aubry et lui se regardèrent.

—    Elles sont six, dit Méloir, exprimant la pensée commune; nous avons cinq chances contre une de ne pas nous rencontrer !

—    Tu as dit que c’était la plus belle ! repartit Aubry à voix basse.

—    Je l’ai dit. Et je te dis, mon cousin Aubry, que je serais fâché de te trouver sur mon chemin.

Les cloches du Mont s’ébranlèrent, en même temps que les portes du monastère s’ouvraient pour donner passage aux moines qui venaient au-devant de François de Bretagne.

La portion des curieux qui était restée sur les remparts d’Avranches voyait maintenant le cortège ducal, et la foule qui le suivait comme une tache sombre sur la brillante immensité des grèves.

Il restait un quart de lieue à faire pour atteindre la base du roc.

—    Haut les bannières, hommes d’armes ! cria monsieur le sénéchal de Bretagne.

On était devant le Mont; Méloir et Aubry relevèrent brusquement leurs hampes qui s’étaient inclinées dans le feu de la discussion. La bannière du couvent, qui portait la figure de l’archange, brodée sur fond d’or et l’écusson au revers, avec la fameuse devise du Mont-Saint-Michel : “Immensi tremor Ocean”, s’abaissa par trois fois. Guillaume Robert, procureur du cardinal-abbé, mit ses pieds dans le sable de la grève pour recevoir le prince, et les moines firent haie sur le roc.

En ce moment, où chacun descendait de cheval, il y eut dans l’escorte beaucoup de confusion; la cohue qui était à la suite poussait en avant pour sortir de la grève. Le sable foulé se couvrait d’eau, et c’est à peine si les dames du deuil trouvèrent chacune un cavalier galant pour préserver leurs pieds délicats.

Aubry sentit une main légère qui touchait son épaule.

Il se retourna, Reine de Maurever était auprès de lui.

—    Que Dieu vous bénisse, Aubry, dit la jeune fille dont la voix était triste et douce. Je sais que vous m’aimez… Écoutez-moi. Avant qu’il soit une heure, mon père va risquer sa vie pour remplir son devoir.

—    Sa vie ! répéta Aubry; votre père ! Et ses yeux couraient dans la foule pour chercher l’absent.

—    Ne cherchez pas, Aubry, reprit encore la jeune fille; vous ne trouveriez point. Mais écoutez ceci : celui qui défendra mon père sera mon chevalier.

—    Hommes d’armes ! en avant ! dit monsieur le sénéchal. Reine sauta sur le sable et se confondit avec ses compagnes. Aubry chancelait comme un homme ivre.

—    Allons, mon petit cousin, lui dit Méloir : il n’y a pas de quoi tomber malade. N’est-ce pas que c’est bien la plus belle ?

Ce grand Méloir avait sous sa moustache un sourire méchant.

—    Que veux-tu dire ? balbutia Aubry.

—    Rien, rien, mon cousin.

—    Est-ce que ce serait ?…

—    Mort diable ! tu as une épée. Quand nous serons en terre ferme, il sera temps de causer de tout cela. Aubry le regarda en face.

—    Il y a deux moyens d’être heureux, reprit le porte-enseigne d’un ton doctoral : se faire aimer et se faire craindre. Un brave garçon n’a pas toujours le choix. Mais quand l’un des deux moyens lui échappe, il garde l’autre. Attention, mon cousin; baisse ta hampe et rêve tout seul. Moi, j’ai à réfléchir.

Méloir prit les devants. On passait sous la herse. Le chœur des moines chantait le Dies irae en montant l’escalier à pic qui donne entrée dans le château.

Un conte de Paul Féval

La Fée des grèves: conte breton

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Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

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