La Fée des grèves

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Paul Féval

La Fée des grèves

François de Bretagne et sa suite, arrivés à la porte d’entrée du couvent de Saint-Michel, étaient à vingt-cinq toises environ du niveau de la grève.

François prit la tête du cortège et posa le premier son pied sur les marches de l’escalier.

Cet escalier, dont les degrés de pierre vont se plongeant dans un demi-jour obscur, s’ouvre entre les deux tourelles de défense, droites et hautes, percées chacune de deux créneaux séparés par une embrasure couverte, et conduit à la salle des gardes.

Il faut parler au passé quand il s’agit des hommes. Mais, pour les pierres, on peut employer le présent, car ces merveilles en granit sont debout, et c’est à peine si les fous furieux de 93, les Vandales de tous les âges, et quatre siècles accumulés ont pu mutiler quelques statues pieuses, écorcher quelques saints contours. Par exemple, le plâtre, plus fort que les révolutions et que les années; le plâtre, arme favorite d’Attila-directeur, et d’Erostrate-entrepreneur de maçonnerie; a rafraîchi bien des vieilleries.

Mais il n’est pas besoin d’aller si loin de Paris pour voir de quoi le plâtre est capable !

Laissons le plâtre. Et pour cela, décidément, parlons au passé.

Vis-à-vis de l’escalier, une vaste cheminée que surmontait l’écusson abbatial, tenait le centre de la salle des gardes.

L’écusson du cardinal Guillaume d’Estouteville, trente-deuxième abbé de Saint-Michel, existe encore dans la nef et dans la salle des chevaliers. Il était écartelé : aux premier et dernier, burelé d’argent et de sable, au lion rampant du même, accolé d’or, armé et lampassé de gueules sur le tout; aux deuxième et troisième, de gueules à deux fasces d’or, — l’écu timbré d’un chapeau de cardinal de gueules et lambrequins de même, surmonté de la croix archiépiscopale. En cœur, l’écu de France à la bande de gueules pour brisure.

Dans cette salle des gardes, monseigneur l’évêque de Dol, qui devait officier, attendait son souverain avec le prieur de Saint-Michel et les chanoines de Coutances.

Le prieur prit la gauche de Guillaume Robert, qui représentait le cardinal-abbé, et livra les clés au servant chargé d’ouvrir les portes.

Pour arriver à l’église de l’abbaye de Saint-Michel, on ne marchait pas, on montait toujours.

Il fallut d’abord traverser le grand réfectoire, énorme pièce de style roman, où la sobriété des détails fait naître une sorte de grandeur pesante qui impose et qui étonne, les dortoirs, de même style, qui règnent au-dessus, et la salle des chevaliers.

Elle était bien nommée, celle-là ! fière et robuste comme ces géants qui s’habillaient de fer ! lourde, mais bien campée sur ses vigoureux piliers et respirant, du sol à sa voûte, la majesté rude du soldat chrétien.

Comme style, c’était le roman arrivant au gothique, le pilier obèse se faisant plus musculeux, le cintre caressant la naissance de l’ogive.

Ils montèrent encore, lentement, les moines chantant les hymnes de mort, les hommes d’armes silencieux et recueillis, les femmes voilées, le duc pâle.

Le duc pâle, qui tremblait sous les voûtes froides, et qui murmurait au hasard une prière.

Son cœur ne savait pas que sa bouche parlait à Dieu.

Et Dieu n’écoutait pas.

Au-dessus de la salle des chevaliers, le cloître.

L’“Aire de Plomb”, comme on l’appelait, parce que la cour, comprise entre les quatre galeries, était recouverte en plomb, pour protéger la voûte de la salle inférieure.

À mesure qu’on montait, le roman disparaissait pour faire place au gothique, car l’histoire architecturale du Mont-Saint-Michel a ses pages en ordre, dont les feuillets se déroulent suivant l’exactitude chronologique.

Le soleil de midi éclairait le cloître, qui apparut aux pèlerins dans toute sa riche efflorescence : Un carré parfait, à trois rangs de colonnettes isolées ou reliées en faisceaux qui se couronnent de voûtes ogivales, arrêtées par des nervures délicates et hardies.

Le prodige ici, c’est la variété des ornements dont le motif, toujours le même, se modifie à l’infini dans l’exécution, et brode ses feuilles ou ses fleurs de mille façons différentes, de telle sorte que la symétrie respectée laisse le champ libre à la plus aimée de nos sensations artistiques : celle que fait naître la fantaisie.

Aussi, cette échelle de soixante pieds que nous venons de gravir, depuis la base des tourelles jusqu’à l’aire de plomb, en passant par la salle des gardes, le grand réfectoire, le dortoir, la salle des chevaliers, le cloître, avait-elle reçu, des visiteurs éblouis, le nom générique de la Merveille.

À l’angle nord du cloître, il y avait un tronc de bois sculpté, devant lequel monsieur le prieur s’arrêta en faisant sonner son bât.

—    Monsieur Gilles de Bretagne dit-il, dont Dieu ait l’âme en sa miséricorde, mit dans ce tronc quarante écus nantais, en l’an trente-sept, le quatrième jour de février.

François prit une poignée d’or dans son escarcelle, la jeta dans le tronc, se signa et passa.

La procession tourna l’angle du cloître pour gagner la basilique.

Mais ce n’est pas le grand soleil qu’il faut à cette architecture sarrasine pour qu’elle répande tout ce qui est en elle de mystérieux et de pieux. Ses grâces un peu bizarres, ses effets imprévus en quelque sorte romanesques, ont plus besoin d’ombre encore que de lumière.

Et cela est si vrai, que nous assombrissons à plaisir les vitraux de nos cathédrales, afin que le jour glisse à la fois moins clair et plus chaud dans ces forêts de granit qui ont leurs racines sous le marbre de la nef et qui entrelacent à la voûte leurs branches feuillées ou fleuries.

La basilique de Saint-Michel n’était pas entièrement bâtie à l’époque où se passe notre histoire. Le couronnement du chœur manquait; mais la nef et les bas côtés étaient déjà clos. L’autel se dressait sous la charpente même du chœur qui communiquait avec le dehors par les travaux et les échafaudages.

Le duc François s’arrêta là. Il ne monta point l’escalier du clocher qui conduit aux galeries, au grand et au petit Tour des fous et enfin à cette flèche audacieuse où l’archange saint Michel, tournant sur sa boule d’or, terrassait le dragon à quatre cents pieds au-dessus des grèves.

Les tentures funèbres cachaient la partie du chœur inachevée. Les moines se rangèrent en demi-cercle, autour de l’autel.

La grosse cloche du monastère tinta le glas.

Les six dames du deuil s’agenouillèrent sur des coussins de velours, derrière le dais qu’on avait tendu pour le duc François.

Jeanne de Bruc et Yvonne-Marie de Coëtlogon occupèrent les deux premiers coussins. Elles représentaient madame Isabelle d’Écosse, duchesse régnante et Françoise de Dinan, veuve du prince décédé.

Parmi les gentilshommes, Malestroit représentait monsieur Pierre de Bretagne, frère du duc, et le vaillant Jean Budes, souche de la maison de Guébriant, se mit aux lieu et place d’Arthur de Bretagne, connétable de Richemont, absent pour le service du roi de France.

Aux frises tendues de noir, la devise de Bretagne courait en festons sans fin, montrant, tantôt l’un, tantôt l’autre de ses quatre mots héroïques : “Malo mori quam faedari”.

La foule emplissait les bas côtés.

Dans la nef, les hommes d’armes étaient debout, séparés de leur souverain et des religieux par la balustrade du chœur.

Cette obscurité que nous demandions tout à l’heure pour les œuvres de l’art gothique, la basilique de Saint-Michel l’avait à profusion ce jour-là. Le noir des tentures, couvrant la semi-transparence des vitraux, laissait à peine passer quelques rayons, et la lueur des cierges luttait victorieusement contre ces pâles clartés.

Il régnait sous la voûte une tristesse grave et profonde.

Et aussi, mais nul n’aurait su dire pourquoi, une sorte de mystique terreur.

Un conte de Paul Féval

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Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

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