— Paul Féval —

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Paul Féval

La Fée des grèves

L’office commença.

François était juste en face du cercueil vide qui figurait la bière absente, pour les besoins de la cérémonie.

On dit qu’il tint les yeux baissés constamment et que son regard ne se tourna pas une seule fois vers le drap noir où des lettres d’argent dessinaient le chiffre de son frère.

Les moines récitaient les oraisons d’une voix lente et cadencée. La foule et les chevaliers répondaient.

On dit que pas une fois les lèvres décolorées de François ne s’ouvrirent pour laisser tomber les répons.

On dit encore qu’à plusieurs reprises son corps chancela sur le noble siège que lui avaient préparé les moines.

On dit enfin que lors de l’absoute sa main laissa échapper le goupillon bénit…

Mais ce fut pendant l’absoute que se passa la scène étrange et mémorable qui sans doute fit oublier les détails qui l’avaient précédée.

Cette scène, la basilique de Saint-Michel en gardera éternellement le souvenir.

Le doigt de Dieu toucha ce front que ne pouvait atteindre le doigt de la justice humaine.

Au moment où le duc François se levait pour jeter l’eau sainte sur le catafalque, et comme monsieur le sénéchal de Bretagne jetait ce cri sous la voûte sonore :

—    Hommes d’armes ! à genoux ! Au moment où les six chevaliers du deuil, baissant la pointe de l’épée, entraient dans le chœur pour se ranger autour du cénotaphe, un moine parut tout à coup derrière le cercueil vide. Personne n’aurait su dire d’où sortait ce religieux, car toutes les stalles restaient remplies et nul mouvement ne s’était fait à l’entour du chœur. Le moine se dressa de toute sa hauteur, développant la bure raide de sa robe et ne montrant qu’une main qui tenait un crucifix de bois.

—    Arrière, duc ! prononça-t-il d’une voix retentissante. Le duc François s’arrêta. Reine de Maurever trembla sous son voile. Aubry tressaillit. Il avait reconnu cette voix. Dans le chœur et dans la nef on se regardait. La stupéfaction était sur tous les visages. Cependant monseigneur l’évêque de Dol ne bougeait pas. Procureur, prieur et religieux durent imiter son exemple. Le moine inconnu tourna le cénotaphe et vint à la rencontre du duc.

—    Que veux-tu ? balbutia ce dernier.

—    Je viens à toi de la part de ton frère mort, répondit le moine. Un frisson courut dans toutes les veines.

Méloir seul semblait curieux plutôt qu’effrayé. Il s’avança jusqu’à la balustrade pour mieux voir. Aubry l’y avait précédé.

—    Qui es-tu ? prononça encore le duc François, dont la voix défaillait.

Le moine, au lieu de répondre cette fois, jeta en arrière le large capuchon de son froc et découvrit une tête de vieillard, énergique et calme, couronnée de longs cheveux blancs.

Un nom passa aussitôt de bouche en bouche. On disait :

—    Hue de Maurever ! l’écuyer de Mr Gilles ! Méloir hocha sa tête coiffée de fer, comme on fait quand le mot longtemps cherché d’une énigme vous apparaît à l’improviste. Aubry, qui respirait à peine, se tourna vers l’endroit de la nef où les dames étaient agenouillées. Reine était immobile. Les draperies de son voile semblaient taillées dans le marbre. Le prétendu moine, cependant, avait le front haut et l’œil assuré. Il regardait en face François de Bretagne dont les paupières se baissaient. Sa voix se fit grave, et son accent plus solennel.

—    En présence de la Trinité sainte, reprit-il, et devant tous ceux qui sont ici, prêtres, moines, chevaliers, écuyers, hommes-liges, servant d’armes, bourgeois et manants, moi, Hugues de Maurever, seigneur du Roz, de l’Aumône et de Saint-Jean-des-Grèves, parlant pour ton frère Gilles, assassiné lâchement, je te cite, François de Bretagne, mon seigneur, à comparaître, dans le délai de quarante jours, devant le tribunal de Dieu !

Le vieillard se tut. Sa main droite, qui tenait un crucifix, s’éleva. Sa main gauche sortit du froc entrouvert et jeta aux pieds de François un gantelet de buffle que chacun put reconnaître pour avoir appartenu au malheureux prince dont on fêtait les funérailles.

Pour se rendre compte de l’effet foudroyant produit par cette scène, il faut quitter le milieu sceptique où nous vivons et secouer l’atmosphère de prose lourde qui nous entoure; il faut se reporter au lieu et au temps. Le quinzième siècle croyait : la religion entrait alors dans la vie de tous, et il n’était guère de cœur qui ne se serrât au seul mot de miracle.

Cela se passait au Mont-Saint-Michel, le rocher lugubre, cerné par la mort.

Cela se passait dans la basilique en deuil, devant le cercueil de celui-là même qui appelait son frère assassin aux pieds de la justice suprême.

Autour du cénotaphe, flanqué de ses quatre rangées de cierges, cinquante moines s’alignaient, impassibles, montrant leurs rigides visages dans cette ombre étrange que fait la profonde cagoule.

L’autel seul rayonnait sur le fond mat des draperies noires.

Et dans la nuit de la nef, parmi la cohue confuse des colonnes, sous les ogives enchevêtrant à l’infini leurs nervures, éclairées vaguement par quelques rayons rougeâtres échappés aux vitraux, l’acier des armures jetait çà et là ses austères reflets…

Il y eut deux ou trois secondes de silence morne, pendant lesquelles une terreur écrasante pesa sur l’assemblée.

Allait-on voir le spectre soulever ses funèbres voiles ?

Puis il se fit un grand mouvement. Les armures sonnèrent dans la nef; les six chevaliers escaladèrent la balustrade, et les moines quittant leurs stalles en désordre, s’élancèrent au milieu du chœur.

Cela, parce que le duc de Bretagne, après avoir chancelé comme s’il eût reçu un coup de masse sur le crâne, était tombé à la renverse sur le marbre.

On le releva.

Quand il rouvrit les yeux, Hue de Maurever avait disparu; et tout ce que nous venons de raconter aurait pu passer pour un songe, sans le gantelet de buffle qui était toujours là, témoin irrécusable du terrible ajournement.

Par où le faux moine s’était-il enfui ?

Chacun se fit cette question, mais nul n’y sut répondre.

Le duc François, livide comme un cadavre, parcourut des yeux sa suite frémissante.

—    Cet homme a menti, messieurs, dit-il, je le jure à la face de Saint-Michel ! Une voix tomba de la voûte et répondit :

—    C’est toi qui mens, mon seigneur, je le jure à la face de Dieu ! On vit un objet sombre qui se mouvait dans la galerie conduisant à l’escalier du clocher. Le sang monta aux yeux de François qui se redressa.

—    Cent écus d’or à qui me l’amènera ! s’écria-t-il.

Reine sentit son cœur s’arrêter. Personne ne bougea. Le duc repoussa du pied le gantelet avec fureur. Son regard qui cherchait un aide, tomba sur Aubry de Kergariou, debout derrière la balustrade.

—    Avance ici, toi ! commanda-t-il.

Aubry ficha sa bannière dans les degrés qui séparaient la nef du chœur et franchit la balustrade.

—    Mon cousin de Poroët, reprit le duc, m’a dit souvent que tu étais la meilleure lance de sa compagnie. Veux-tu être chevalier ?

—    Mon père l’était; je le deviendrai avec l’aide de mon patron, répliqua Aubry.

—    Tu le seras ce soir, si tu m’amènes cet homme mort ou vivant.

Les yeux d’Aubry se tournèrent vers la nef. Il vit Méloir qui souriait méchamment. Il vit les deux blanches mains de Reine qui se joignaient sous son voile.

Aubry tira son épée, la baisa et la jeta devant le duc. Après quoi, il croisa ses bras sur sa poitrine. Le duc recula. Ce coup le frappa presque aussi violemment que l’accusation même de fratricide. On entendit glisser entre ses lèvres blêmes ces mots prophétiques :

—    Je mourrai abandonné ! Mais avant qu’il eût eu le temps de reprendre la parole, le bruit d’une seconde bannière, fichée dans le bois des marches, retentit sous la voûte silencieuse.

Méloir franchit la balustrade à son tour.

Il mit un genou en terre devant le duc.

—    Mon seigneur, dit-il, celui-là est un enfant; moi je suis un homme; je poursuivrai le traître Maurever, et je le trouverai, fût-il chez Satan !

—    Donc tu seras chevalier ! s’écria le duc.

Le soir, en traversant les grèves pour regagner Avranches, le futur chevalier Méloir avait pour mission de garder le pauvre Aubry qui était prisonnier d’État.

—    Mon cousin, disait-il, nous voilà en partie. Elle t’aime, mais elle me craint. Je ne changerais pas mes dés contre les tiens.

Un conte de Paul Féval

La Fée des grèves

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Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

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