La Fée des grèves

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Paul Féval

La Fée des grèves

Le manoir de Saint-Jean-des-Grèves était situé entre le bourg de Saint-Georges, sur le Couesnon, et le bourg de Cherrueix.

Sous le manoir, comme c’était la coutume, quelques maisons se groupaient.

Le manoir occupait le faîte d’un petit mamelon. Un taillis de chênes le séparait du village.

Le Bief-Neuf coulait derrière le manoir.

On nomme “biefs” les ruisseaux marneux à berges escarpées, au cours manquant de pente, qui dorment tristement dans l’étendue du Marais.

La principale maison du village appartenait à Simon Le Priol, laboureur et fermier de Maurever.

C’était une bâtisse en marne battue et séchée, que soutenaient des pans de bois croisés en X. La toiture de roseaux était haute et svelte, comme si elle eût essayé de relever le style épais de la maison.

Dans ce pays plat et gras, le pittoresque fait défaut; alors comme aujourd’hui, c’était du blé dru et bien venu sous des pommiers difformes et sur de la marne labourée.

Terre grisâtre comme du savon de ménage ou noire comme du brai en fusion; moulins à vent qui ne tournent guère; masures ennuyées derrière leur haie jaune et portant leur toiture de roz près du sol, comme un gars innocent et frileux qui rabat jusqu’au menton son gros bonnet de laine.

Bon pain, cidre gluant, sang de Bretagne mêlé à sang de Normandie, querelles au bâton, querelles à l’écritoire : deux hommes de loi pour un médecin, un médecin pour un quart de malade, quatre malades pour un homme en santé.

Tournez la tête, faites trois cents pas, vous quittez la boue, vous trouvez le sable, la grève, le vent vif, les pêcheurs découplés comme des héros : la vraie Bretagne.

On est enfoui sous ces odieux pommiers. Mais ils sont si bas ! Pour voir l’horizon immense, il suffit de se hausser sur un trou de taupe.

Dol ! heureux pays de gros marrons et des procès incurables ! Contrée sans prétention, à l’abri de toute poésie ! Dol ! ville naïve qui possède un joyau pour cathédrale, et qui entend la messe dans une grange ! Dol ! cité druidique d’où les épiciers raisonnables ont chassé les bardes fous !

Salut et prospérité ! Bon pain, cidre gluant, pommes de terre guéries, voilà les souhaits qu’on forme pour ton bonheur !

Le village de Saint-Jean était trop près de la grève, bien qu’il ne la vît point, aveuglé qu’il était par six châtaigniers et trois douzaines de pommiers, pour ne pas secouer cette torpeur lymphatique qui endort le Marais. Il y avait autant de coquetiers que de garçons de charrue au village de Saint-Jean, et le Bief-Neuf y amenait l’eau de la mer aux grandes marées, jusqu’à la porte de la grange.

Simon Le Priol était à la tête du village de plein droit et sans conteste. Après lui venait maître Gueffès, être hybride, moitié mendiant, moitié maquignon, un peu clerc, un peu païen, Normand triple avec un nom breton.

Après maître Gueffès, le commun des mortels.

C’était une quinzaine de jours après le service célébré au Mont-Saint-Michel pour le repos et le salut de monsieur Gilles de Bretagne.

Il y avait grande veillée chez Simon Le Priol pour la fête de la Saint-Jean, qui était en même temps la fête de manoir et celle du village.

On avait brûlé vingt-cinq fagots de châtaignier sur l’aire, des fagots qui pétillent gaiement dans la flamme et qui lancent au vent des fusées de folles étincelles.

Le souper cuisait dans le chaudron massif, suspendu à la crémaillère.

Dans l’unique pièce qui composait le rez-de-chaussée de la ferme, le village entier était réuni.

Dix à douze gars, autant de filles, deux ménagères et maître Vincent Gueffès, lequel n’appartenait à aucun sexe : ce n’était pas un homme, en effet, puisqu’il ne savait ni labourer, ni pêcher, ni se battre; ce n’était pas une femme, puisqu’il s’appelait maître Vincent Gueffès, et qu’il mendiait à Dol ou à Avranches dans un vieux sac d’échevin.

L’assemblée était présidée par Simon Le Priol et sa métayère Fanchon la Fileuse, bonne grosse Doloise, rouge, forte, franche, buvant son coup de cidre comme une luronne qu’elle était, et ne disant jamais non quand un pauvre quémandait à sa porte.

Fanchon la Fileuse était, ma foi, la fille d’un valet de notre sieur le pro-secrétaire de l’évêché, ce qui lui donnait un peu d’orgueil.

Simon Le Priol, lui, avait une honnête figure un peu sèche sous une forêt de cheveux gris. C’était un grand bonhomme ayant la conscience de sa valeur, et sachant garder son quant à soi parmi les petites gens du village.

Il tenait sa ferme à fief, non à bail, et comme Hue de Maurever était bien la perle des maîtres, Simon Le Priol avait de quoi dans quelque coin. Il passait pour riche. Quand un homme est riche, on l’accuse d’être avare : Simon subissait le sort commun.

Cela n’empêchait pas sa fille Simonnette de rire et de chanter comme une bienheureuse, et d’aller, plus rouge qu’une cerise, toujours courant, toujours sautant, babillant ici, là, mordant une pomme, grimpant au talus, passant pardessus les haies, se signant au-devant des croix, et rêvant parfois, quand son grand œil noir plongeait à l’horizon.

Du reste, Simonnette ne rêvait pas souvent.

Elle avait autre chose à faire.

Elle avait deux belles vaches à soigner, une rousse et une noire : cornes évasées, mufle court, regards fixes; gaies toutes deux et bonnes laitières : des vaches qu’on aurait payées trois anges d’or la pièce au marché de Pontorson !

Des vaches comme il en fallait pour fournir la crème exquise du déjeuner de mademoiselle Reine.

Car Reine de Maurever habitait presque toujours le manoir de Saint-Jean.

Pas maintenant, hélas ! Maintenant Reine était Dieu savait où, depuis que son vieux père menait la vie d’un proscrit.

Pauvre demoiselle ! si douce, si charitable, si aimée !

Quand Simonnette allait par les chemins, les bras passés autour du cou de la Rousse ou de la Noire, elle pensait bien souvent à mademoiselle Reine.

Elles étaient du même âge, la fille du gentilhomme et la fille du paysan. Elles avaient joué ensemble sur la pelouse du manoir. Ensemble elles étaient devenues belles.

Reine avait la noble beauté de sa race. Plus tard, nous la verrons bien plus belle encore sous son voile de deuil.

Simonnette… franchement, vous n’avez jamais pu rencontrer de plus mignonne créature ! Un sourire contagieux, un sourire irrésistible. À la voir les fronts se déridaient. Simonnette ! Simonnette ! rien que ce nom-là, c’était de la gaieté pour ceux qui l’avaient vue.

Excepté pourtant pour ce pauvre petit Jeannin, le coquetier.

Jeannin pleurait quand les autres souriaient.

Il se cachait pour voir passer Simonnette, et quand Simonnette était passée, il se prenait le front à deux mains.

S’il avait osé, le petit Jeannin, il se serait vraiment cassé la tête contre un pommier. Mais il aurait eu peur de se faire trop de mal.

Figurez-vous une tête de chérubin avec des cheveux bouclés à profusion, des grands yeux bleus, tendres et timides, et sous sa peau de mouton, hélas ! bien usée, cette gaucherie gracieuse des adolescents.

Il était fait comme cela, le petit Jeannin, et il allait avoir dix-huit ans.

Par exemple, pas un denier vaillant ! Des pieds nus, des chausses trouées, pas seulement une devantière de grosse toile pour remplacer sa peau de mouton qui s’en allait.

Simon Le Priol ne l’avait jamais peut-être regardé. Ce n’était pas un parti. Simon voulait pour sa fille un homme de cinquante écus nantais.

Cinquante écus, grand Dieu ! Chaque écu valant douze livres de vingt sols royaux, à douze deniers tournois le sol (s’il n’est rogné).

Le petit Jeannin n’avait jamais vu tant d’argent, même en songe.

Et, en conscience, est-ce bon pour faire des maris, ces séraphins aux yeux de saphir et aux cheveux d’or ?

Maître Vincent Gueffès disait non.

Un roman de Paul Féval

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