La Fée des grèves

Page: .16./.66.

Paul Féval

La Fée des grèves

Maître Gueffès avait un sourire assez irrévérencieux autour de son énorme mâchoire.

—    Causons raison, reprit-il; moi, je vis dans ce pauvre trou de Saint-Jean-des-Grèves, et je ne sais pas les nouvelles. Pourtant on m’a dit que vous vouliez épouser Reine de Maurever.

—    Ah ! on t’a dit cela ?

—    Mauvaise dot, monseigneur, pour un galant chevalier comme vous, que trois manoirs ruinés où il ne reste que des murailles.

—    Et les tenances, mon ami Vincent.

—    Et les tenances… mais les tenances et les murailles, vous les aurez sans la fille, puisque les domaines sont confisqués et que le duc François vous les a promis.

—    Comment ! s’écria Méloir, tu sais aussi cela !

—    Mon Dieu, messire, j’ai passé la soirée à écouter vos soudards ivres. Ils disent… mais je ne voudrais pas vous fâcher, mon cher seigneur.

—    Que disent-ils ?

—    Ils disent que la fille de Maurever veut épouser le gentilhomme d’armes, Aubry de Kergariou.

—    C’est bien possible, cela, maître Vincent.

—    Est-ce que vous êtes philosophe comme le pauvre Gueffès ? demanda humblement le Normand.

—    Sarpebleu ! s’écria Méloir en riant, voilà un coquin qui a de l’esprit comme quatre ! Non, non ! je ne suis pas si philosophe que cela, mon homme ! Mais mon cousin Aubry est en prison… et, s’il plaît à Dieu, il y restera longtemps.

—    S’il plaît à Dieu ! répéta Gueffès d’un air goguenard.

—    Que veux-tu dire ?

—    Ce que femme veut… commença le Normand.

—    Bah ! interrompit Méloir, vieux dicton moisi.

—    …Dieu le veut, acheva paisiblement maître Gueffès, et si j’ai de l’esprit comme quatre, c’est mon cher seigneur qui a eu la bonté de me le dire, la fille de Maurever en a quatre fois plus que moi encore.

—    Tu la connais ?

—    Je gagne ma vie ici et là; je vais un peu partout à l’occasion et, au besoin, je connais un peu tout le monde.

Méloir lui prit les deux bras et le mit en face de la résine pour le considérer plus attentivement.

—    Il me semble que je t’ai déjà vu, murmura-t-il.

—    Ce n’est pas impossible, répondit Gueffès, dont la lumière trop voisine faisait clignoter les yeux gris.

—    À Avranches ?

—    Peut-être à Avranches.

—    Sur le passage du duc François un grigou cria…

—    Duc ! que Dieu t’oublie ! prononça tout bas Gueffès.

—    Par le ciel ! maître Vincent, c’est toi qui était ce grigou !

—    Mon bon seigneur, je n’avais pas pu ramasser un seul carolus dans la largesse de François de Bretagne.

—    Et tu te vengeais ?

—    Une pauvre espièglerie, mon bon seigneur ! Méloir lui lâcha les deux bras et se mit à réfléchir.

—    À ce jeu-là, continua tranquillement maître Gueffès, on gagne parfois autre chose que des piécettes blanches. Connaissez-vous le manoir du Guildo, monseigneur ?

—    L’ancien fief de Gilles de Bretagne ?

—    Un beau domaine, celui-là ! Et qui vous irait bien, messire Méloir ! Mais François l’a donné à Jean de la Haise. Ah ! ce n’est pas pour dire que messire Jean ne l’a pas bien gagné ! Pour en revenir à mon histoire, une fois, je criai aussi sur le passage de monsieur Gilles. C’était en la ville de Plancoët. Monsieur Gilles faisait largesse et je n’avais pu avoir qu’un denier breton dont il faut six pour faire un denier royal à douze du sol tournois. Je criai : « Monsieur Gilles a le feu Saint-Antoine sous sa belle cotte à mailles d’or ».

—    Méchant drôle ! fit Méloir en riant.

—    Un gentil petit page que je n’avais pas aperçu, poursuivit maître Gueffès, dont la joue jaunâtre prit une teinte plus chaude, me sangla un coup de gaule à travers la figure. Tenez, voyez plutôt !

Il montra sa joue rougie, où une ligne blanche se dessinait en effet, nettement.

—    Un bon coup de houssine ! dit Méloir.

—    Oui, répondit Gueffès; il y a bien dix ans de cela. Le coup paraît toujours, et le mire m’a dit qu’il paraîtrait jusqu’à ce que le page soit en terre.

—    Le page a dû devenir un homme ?

—    Un gentilhomme, monseigneur, portant une lance presque aussi bien que vous.

—    Tu l’appelles ?

—    Aubry de Kergariou. Il y eut encore un silence. Au dehors l’aube blanchissait l’horizon. Méloir reprit le premier la parole.

—    Maître Gueffès, dit-il avec une certaine noblesse, Aubry de Kergariou est mon cousin, et je suis chevalier, je vous défends de rien entreprendre contre lui.

—    Contre lui ! moi ! s’écria Gueffès de la meilleure foi du monde; ah ! vous ne me connaissez guère. Je souhaite que messire Aubry aille en terre, c’est vrai, mais pour l’y mettre moi-même, incapable, mon cher seigneur ! Seulement si vous aviez pensé comme moi qu’un cercueil ferme toujours mieux qu’un cachot, j’aurais dit : “Amen”.

—    Assez sur ce sujet, maître Gueffès !

—    Comme vous voudrez, monseigneur. Mais moi qui ne suis pas chevalier, il m’est permis d’avoir d’autres idées… pour mon compte, j’entends ! J’ai aussi un rival auprès de Simonnette. Il n’est pas même en prison, et le plus tôt que vous pourrez le faire pendre sera le mieux.

—    Comment ! le faire pendre ! se récria Méloir.

—    C’est un petit cadeau que je vous demande par-dessus le marché des cinquante écus nantais.

—    Pendre mon petit Jeannin ! dit Méloir en souriant.

—    Oh ! oh ! vous le connaissez ! Un joli enfant, n’est-ce pas ?

—    Un enfant charmant !

—    Eh bien ! quand vous m’aurez promis qu’il sera pendu, nous finirons ensemble l’affaire du Maurever.

—    Mais il ne sera jamais pendu, maître Gueffès.

—    Assommé alors, je ne tiens pas au détail.

—    Ni assommé.

—    Étouffé dans les tangues.

—    Ni étouffé.

—    Noyé dans la mer.

—    Ni noyé ! Le chevalier Méloir, à ces derniers mots, fronça un peu le sourcil. Maître Gueffès força sa mâchoire à sourire avec beaucoup d’amabilité.

—    Mon cher seigneur, dit-il, vous êtes le maître et moi le serviteur. Il fait bon être de vos amis, je vois cela. Chez nous, vous savez, en Normandie, on marchande tant qu’on peut; je suis de mon pays, laissez-moi marchander. Puisque vous ne voulez pas que le jeune coquin soit pendu, ni assommé, ni étouffé, ni noyé, on pourrait prendre un biais. Votre cousin Aubry doit avoir grand besoin d’un page, là-bas, dans sa prison. Ce serait une œuvre charitable que de lui donner ce Jeannin. Cela vous plaît-il, monseigneur ?

—    Cela ne me plaît pas.

—    Alors, mettons-lui une jaquette sur le corps, et faisons-le soldat. Qui sait ? il deviendra peut-être un jour capitaine.

—    Il ne veut pas être soldat !

—    Ah ! fit Gueffès, c’est bien différent ! Du moment que messire Jeannin ne veut pas… Il commençait à se fâcher, l’honnête Gueffès.

—    Mon cher seigneur, reprit-il, le destin s’est amusé à nous mettre dans une situation à peu près pareille, vous, l’illustre chevalier, moi, le pauvre hère. Vous avez un rival préféré qui s’appelle Aubry, moi j’ai une épine dans le pied qui s’appelle Jeannin.

—    Et tu voudrais l’arracher ?

—    J’allais y venir, répliqua tout naturellement Gueffès. Quand on ne peut manger ni chair, ni poisson, ni froment, ni rien de ce qui se mange, on grignote le bout de ses doigts pour tromper sa faim, c’est de la philosophie. Quand le renard est trop bas, et que les raisins sont trop hauts, le renard serait bien fâché d’y mordre, c’est encore de la philosophie.

—    Quand le Normand enrage, poursuivit Méloir du même ton, et qu’il est obligé de rentrer les ongles, le Normand récite des apologues.

—    C’est toujours de la philosophie, conclut maître Gueffès.

—    Allons, maraud ! s’écria le chevalier en se levant tout à coup, l’air est frais ce matin, allume-moi mon feu, et trêve de bavardages ! Si tu sais où se cache le traître Maurever, tu me l’apprendras pour remplir ton devoir de vassal. Si tu ne remplis pas ton devoir de vassal, c’est toi qui seras pendu !

Gueffès n’était pas homme à s’insurger contre ce brusque changement.

Il s’inclina jusqu’à terre et alluma le feu.

Mais il savait d’autres fables que celle du Renard et les Raisins. Le vieil Ésope n’avait pas attendu notre La Fontaine pour mettre en action la logique bourgeoise.

Gueffès, tout en soufflant le brasier, se disait comme le moissonneur d’Ésope : « Ne compte que sur toi-même ».

Méloir, lui, se promenait de long en large dans la chambre et secouait ses membres engourdis.

Pendant que le feu flambait déjà dans l’âtre, il s’approcha d’une fenêtre et jeta ses regards sur la campagne.

Le monticule où s’asseyait le manoir de Saint-Jean avait à peine quatre ou cinq toises d’élévation au-dessus du niveau des Grèves, mais dans ce pays cinq toises suffisent pour constituer une montagne et donner à la vue le plus vaste des horizons.

La fenêtre tournait le dos à la Normandie. Méloir voyait une échappée des grèves dans la direction de Cherrueix et de Cancale, et, en face de lui, le Marais, océan de verdure, au milieu duquel le mon Dol apparaît comme une île.

Le soleil s’élevait de l’autre côté du château, derrière les collines de l’Avranchin. Une teinte rosée montait au zénith et laissait le couchant perdu dans ces nuages grisâtres qui rejoignent nos brouillards de Bretagne et confondent en quelque sorte la terre avec le ciel.

Sur la route de Dol, au loin, un point noir se mouvait.

Et le vent d’ouest apporta comme l’écho perdu d’une fanfare.

—    Vive Dieu ! s’écria Méloir, voilà Bellissan, le veneur, avec mes lévriers de Rieux ! Maître Gueffès ! nous trouverons bien la piste sans toi !

Maître Gueffès ôta son bonnet de laine :

—    Si monseigneur veut se mettre les pieds au feu, dit-il, je vais lui servir son déjeuner; j’ai encore quelques petites choses à dire à monseigneur.

Un roman de Paul Féval

La Fée des grèves: conte breton

Page: .16./.66.

Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

Copyright © 2005-2007 Pascal ZANARDI, Tous droits réservés.