La Fée des grèves

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Paul Féval

La Fée des grèves

Quand le chevalier Méloir se fut mis les pieds au feu et qu’il eut entamé l’attaque des volailles froides, absolument comme s’il n’avait point soupé la veille, Gueffès, debout à ses côtés, le bonnet à la main et la mâchoire inclinée, reprit respectueusement la parole.

—    Mon cher seigneur, dit-il, je ne sais pas pourquoi je me sens porté vers vous si tendrement. Je vous aime comme un chien aime son maître.

—    J’ai eu autrefois un mâtin qui me mordait, grommela Méloir entre deux bouchées.

—    Moi, mon cher seigneur, poursuivit Gueffès, je n’ai jamais rencontré de gentilhomme qui m’ait traité si favorablement que vous.

—    Allons maître Vincent, vous n’êtes pas difficile.

—    Je crois, sur ma foi, que si vous m’ordonniez d’aimer le petit Jeannin, je l’aimerais. Méloir bâilla la bouche pleine.

—    Ceci est pour vous faire comprendre, mon cher seigneur, continua encore Gueffès, toute l’étendue de mon dévouement. On dit que je suis un païen, mais qui dit cela ? des gens qui croient à la Fée des Grèves et autres sornettes, au lieu de se fier à la vierge Marie !

—    Ah ça ! dit Méloir, au fait, qu’est-ce que c’est que la Fée des Grèves ?

—    C’est une jeune fille, monseigneur, qui pourrait, si elle le voulait, vous mener tout droit à la retraite de Maurever.

—    Vrai ?

—    Très vrai.

—    Où la trouve-t-on, cette jolie fée ?

—    Ici et là, tantôt à droite, tantôt à gauche. Vous l’avez vue cette nuit.

Méloir porta la main à sa ceinture, où pendait encore le cordon coupé de son escarcelle.

—    Quoi ! s’écria-t-il, ce serait ?… Gueffès eut un sourire.

—    La fée des Grèves, ni plus ni moins, monseigneur, interrompit-il. Méloir cessa de manger.

—    Est-ce que tu voudrais te moquer de moi ? gronda-t-il en fronçant le sourcil.

Le vent apporta le son le plus rapproché d’une seconde fanfare.

—    À Dieu ne plaise ! monseigneur, répondit Gueffès; mais voici vos lévriers qui arrivent. Quand ils seront là, vous ne voudrez plus m’écouter. Permettez-moi de mettre à profit le temps qui me reste. Si je ne peux pas faire mieux, je tiens au moins à gagner mes cinquante écus nantais. Comme je vous le disais, je vais de côté et d’autre pour avoir du pain. Partout où l’on parle, j’écoute. Y a-t-il longtemps que vous n’avez vu la cour ?

—    Tout au plus une semaine.

—    Un siècle, mon pauvre seigneur ! Combien de fois le vent peut-il tourner en une semaine ? François de Bretagne enfle et pâlit. À la cour du roi Charles, on commence à prononcer le mot de fratricide. Et monsieur Pierre de Bretagne, notre futur duc, a juré qu’il ferait pendre messire Jean de la Haise à la plus haute tour de son manoir du Guildo.

—    Tu es sûr de cela ? murmura Méloir.

—    Comme je suis sûr de voir devant moi un vaillant chevalier, répondit maître Vincent Gueffès. Quant à Robert Roussel, on le rôtira sur un feu de bois vert dans la cour du château de la Hardouinays.

Méloir était tout pensif.

—    Vous n’avez rien à voir à tout cela, monseigneur, reprit négligemment Gueffès. Aussi, je ne vous dis même pas ce qu’on fera du Milanais Bastardi, de messire Olivier de Meel et des autres. Seulement, il faut vous hâter, si vous voulez conquérir Reine de Maurever, car, dans une autre semaine, souvenez-vous de ceci, monsieur Hue ne sera plus fugitif. Le vent aura tourné. Monsieur Hue trouvera protection auprès des Normands et jusque dans l’enceinte du Mont-Saint-Michel.

Une troisième fanfare éclata au pied du tertre même. Méloir ne bougea pas. La mâchoire de Gueffès souriait malgré lui.

—    Voilà vos chiens, mon cher seigneur, dit-il; je vous laisse. Quand vous aurez besoin de moi, vous me trouverez à la ferme de Simon Le Priol.

Il fit mine de sortir. Mais il revint.

—    Voyons, dit-il encore de sa voix la plus caressante : Si par mon industrie, sans que mon cher seigneur s’en mêlât, le petit Jeannin était pendu…

—    Va-t’en au diable, misérable coquin ! s’écria Méloir d’une voix tonnante.

Gueffès se hâta d’obéir. Cependant sur le seuil, il s’arrêta pour ajouter :

—    Pendu, assommé, étouffé ou noyé, j’entends… Méloir saisit une cruche à cidre. La cruche alla s’écraser contre la porte où maître Gueffès n’était plus.

Mais Méloir entendit sa voix de damné qui disait dans la cour :

—    C’est convenu, mon cher seigneur, vous ne vous en mêlerez pas !

Bellissan, le veneur, entrait à ce moment dans la cour avec trois valets de chiens menant douze lévriers de la grande origine.

Merveilleuses bêtes de tous poils, sortant du chenil de l’aîné de Rieux, sieur d’Acérac et de Sourdéac, dans le pays de Vannes et seigneur des îles.

Ces lévriers étaient dressés à la chasse d’Ouessant, à la chasse des naufragés dans les Grèves.

Car le sang de Rieux était un bon et noble sang. Là-bas, au bout du vieux monde, derrière les rochers de Penmar’ch, Rieux chassait au naufragé, comme, de nos jours, les religieux du mont Saint-Bernard chassent au voyageur égaré dans les neiges.

Hauts sur leurs jambes, musculeux, frileux, le museau allongé, les côtes à l’air, les douze lévriers, malgré la fatigue de la route, bondissaient dans la cour, jetant ça et là leur aboiement rare et plaintif.

Bellissan, la trompe au dos, les découplait et les caressait.

Le chevalier Méloir descendit.

Les lévriers sautèrent follement, puis vinrent, à la voix de Bellissan qui les appelait par leurs noms.

—    Rougeot, Tarot, Noirot ! messire, dit-il en les présentant à tour de rôle et chacun par son nom; Nantois, Grégeois, Pivois, Ardois ! Ravageux et Merlin ! Léopard et Linot ! Quant à ce dernier, ajouta-t-il en montrant une admirable bête de poil noir sans tache, il ne vient pas de Rieux; je l’ai acheté à Dol pour remplacer le pauvre Ravot, qui est mort de la poitrine en route.

—    Ils seront bons pour la chasse que nous allons entreprendre ? demanda Méloir.

—    Ils sont habitués à dépister un homme, vivant ou mort, dans les rocs ou sur la grève, à une lieue de distance, messire. Donnez-leur seulement un jour de repos, et vous aurez de leurs nouvelles !

—    Nous les mettrons en grève cette nuit, dit Méloir qui tourna le dos.

Bellissan avait compté sur un autre succès. Recevoir ainsi douze lévriers de Rieux ! sans une caresse ! Un regard froid et puis bonsoir !

Il fallait que le chevalier Méloir fût malade. De fait, le chevalier Méloir songeait aux paroles de Gueffès. Le duc enflait et pâlissait. On prononçait le mot “fratricide” à la cour du roi Charles VII, et monsieur Pierre, le futur maître de la Bretagne, avait juré que messire Jean de la Haise serait pendu à la plus haute tour de son manoir du Guildo.

Le vent tournait.

Un roman de Paul Féval

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Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

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