La Fée des grèves

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Paul Féval

La Fée des grèves

Les gens de la rive disent que le deuxième jour de novembre, le lendemain de la Toussaint, un brouillard blanc se lève à la tombée de la nuit.

C’est la fête des morts.

Ce brouillard blanc est fait avec les âmes de ceux qui dorment sous les tangues.

Et comme ces âmes sont innombrables, le brouillard s’étend sur toute la baie, enveloppant dans ces plis funèbres Tombelène et le Mont-Saint-Michel.

Au matin, des plaintes courent dans cette brume animée; ceux qui passent sur la rive entendent :

—    Dans un an ! Dans un an !

Ce sont les esprits qui se donnent rendez-vous pour l’année suivante.

On se signe. L’aube naît. La grande tombe se rouvre, le brouillard a disparu.

Au moment où le petit Jeannin arrivait sur les bords du Couesnon, la cavalcade partie du manoir de Saint-Jean s’arrêtait aussi devant la rivière. On sembla se consulter un instant parmi les hommes d’armes, puis la troupe se sépara en deux.

L’une remonta le cours du Couesnon, du côté de Pontorson, l’autre poursuivait sa route vers la grève.

Jeannin ne savait pas quel était le motif de cette marche nocturne.

Il se tapit dans un buisson pour laisser passer les cavaliers qui descendaient à la grève.

Les cavaliers passèrent. — Mais la fée ?

Le pauvre Jeannin avait perdu sa trace.

Hélas ! hélas ! les cinquante écus nantais !

Jeannin mit encore son oreille contre terre. Peine inutile. Le pas lourd des chevaux étouffait tout autre bruit.

La fée s’était-elle cachée comme lui pour éviter les soudards ?

La fée avait-elle franchi le Couesnon ?

Il ne savait. Pour comble de malheur, la lune était sous un nuage.

On ne voyait rien en grève.

Jeannin était consterné. Il avait bien envie de pleurer. Désormais, la fée allait se défier de lui. Jamais, au grand jamais, il ne devait trouver l’occasion si belle.

Il s’assit, de guerre lasse, et mit sa tête entre ses mains.

Comme il était ainsi, quelque chose frôla ses cheveux. Il se leva en sursaut et poussa un cri.

Un autre cri faible lui répondit.

C’était la fée qui sautait dans le courant du Couesnon.

Elle ne savait donc plus courir sur l’eau sans mouiller la pointe de ses pieds, la fée ?

Jeannin n’eut garde de se faire à lui-même cette indiscrète question.

Il reprit sa course.

La fée avait déjà gravi l’autre rive.

Bonté du Ciel ! ce qui avait frôlé les cheveux du petit Jeannin, c’était le voile de la fée. S’il avait eu l’esprit seulement d’avancer le bras !

De l’autre côté du Couesnon, il fallait décidément entrer en grève ou prendre le chemin des bourgs normands qui avoisinent la côte. Ce chemin tourne le dos au Mont-Saint-Michel; et, d’après la première direction suivie, Jeannin pensait bien que la fée allait vers le Mont-Saint-Michel.

Il n’y eut pas longtemps à douter. La fée, après avoir jeté encore un regard derrière elle, fit un brusque détour et se lança dans les sables à pleine course.

Les sables ! c’était l’élément de Jeannin. Il serra la corde qui lui servait de ceinture, et se remit à jouer des jambes.

La lune sortait des nuages. La grève s’illuminait. On pouvait voir la cavalcade du manoir de Saint-Jean qui allait ça et là au hasard, sur les tangues, tantôt s’éloignant, tantôt se rapprochant du Couesnon. Jeannin et celle qu’il poursuivait étaient déjà trop loin pour qu’il y eût pour eux grand danger d’être aperçus.

Ils couraient maintenant, à cinquante pas l’un de l’autre, sur un terrain uni comme une glace.

Et il n’y avait pas à dire, le petit Jeannin gagnait à vue d’œil.

Le pas de la fée était toujours léger et rapide, mais Jeannin, qui la dévorait des yeux, croyait découvrir déjà quelques symptômes de fatigue. Son courage en devenait double, et il se disait encore :

—    Elle est à moi ! elle est à moi ! Il ne savait pas que les fées sont généralement d’un naturel assez moqueur. Simon Le Priol, qui était très fort sur les fées, aurait pu lui dire cela. Les fées se laissent approcher par le pauvre garçon qui les poursuit : elles l’encouragent par une fatigue feinte : elles l’amorcent : quand il va se lasser, elles trouvent moyen de le piquer au jeu.

Tant qu’il a un souffle, il court.

Puis, au moment où il croit saisir la fée, la fée s’envole en riant.

Et il tombe à plat ventre, suant et geignant.

Bien heureux si le lutin mignon ne l’a pas attiré dans quelque trou !

C’était un ignorant que ce petit Jeannin.

Prendre une fée à la course; prendre la lune avec ses dents ! On surprend les fées, on ne les prend pas. Voilà ce que tout le monde sait bien.

Si le père Le Priol avait entendu le petit coquetier répéter en courant : Elle est à moi ! elle est à moi ! il aurait ri comme un bossu.

Pourquoi le chevalier breton de la légende avait-il réussi ? C’est qu’il avait saisi la fée au moment où elle se baissait pour ramasser les friandises achetées chez le marchand d’épices de la ville de Dol…

Tout cela est évident. Mais le petit Jeannin gagnait du terrain.

Il n’y avait plus guère entre lui et la fée qu’une trentaine de pas.

Le vent vint plus frais à son front.

—    La mer monte, se dit-il. Et d’un regard connaisseur, il interrogea la grève. Il se vit à moitié route du Mont, dans la ligne de Pontorson. Tout en courant, il arrangeait un stratagème que lui suggérait sa parfaite connaissance des grèves et des marées. Les tangues sont plates, mais il y a des canaux dont la pente est presque imperceptible à l’œil et où la mer monte bien longtemps avant de couvrir les sables. Le petit Jeannin étudia le terrain pendant quelques secondes. Puis il changea brusquement de direction. Vous eussiez dit qu’il cessait de poursuivre la fée. Tandis que celle-ci courait au nord, sur le Mont que l’on voyait comme en plein jour, Jeannin prenait à l’est, sans ralentir son pas le moins du monde. C’est ici que Simon Le Priol, les quatre Mathurin et les quatre Gothon auraient ri de bon cœur.

Tout à coup la fée s’arrêta devant une mare qu’elle n’avait pas soupçonnée.

Puis, elle voulut en faire le tour et se trouva naturellement en face de Jeannin qui l’attendait de l’autre côté.

Elle rabaissa son voile sur son visage.

—    Que voulez-vous de moi ? dit-elle d’une voix qui tremblait un peu. Le cœur de Jeannin battait, battait !

Il répondit pourtant résolument, dans toute la naïveté de sa foi superstitieuse.

—    Bonne fée, pardonnez-moi ! Je veux cinquante écus nantais pour me marier avec Simonnette.

Et afin que la bonne fée ne lui jouât pas de mauvais tour (en ceci les quatre Mathurin et les quatre Gothon l’auraient hautement approuvé, ainsi que Simon Le Priol), il saisit la fée, tout en lui témoignant le plus grand respect, et la serra ferme.

Paul Féval

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Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

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