La Fée des grèves

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Paul Féval

La Fée des grèves

Les sables de la baie de Cancale reflètent des fantaisies aussi brillantes, aussi variées que les sables d’Afrique. La pâle lune des rivages bretons évoque des féeries comme le brûlant soleil de Numidie.

Ce sont là des miraculeuses visions, des rêves inouïs que nulle imagination n’inventerait, même dans le délire de la fièvre.

La grève, comme un magique miroir, trahit alors les secrets d’un monde qui n’est pas le monde des hommes.

J’ai vu là des bocages enchantés voguant parmi les nuées qui bercent mollement l’île d’Armide plus belle que dans les songes du Tasse; j’ai vu les froides et nobles lignes du paysage grec, la perspective sans fin des Champs-Élysées; j’ai vu Babylone et ses terrasses orgueilleuses portant des orangers plus hauts que les chênes de nos bois.

J’ai vu, et c’était un fantôme, la forêt morte, la vieille forêt de Scissy, prolongeant ses massifs dans la mer et couvrant de son ombre sacrée Tombelène, le lieu des sacrifices humains.

Plus loin, c’était une flotte qui allait toutes voiles déployées, cinglant sur les tangues à sec. Plus loin une procession muette déroulant la pourpre et l’or de ses anneaux infinis.

Plus loin encore, un pauvre rideau de peupliers, devant la maison aimée…

Illusions ! illusions ! mensonges qui ravissent ou qui font pleurer !

Mais sous lesquels il n’y a que les sables nus attendant leur proie.

Oh ! non, ce n’était pas une femme mortelle, l’être que voyait le petit Jeannin aux rayons de la lune !

Elle courait. Mais Jeannin voyait bien que son pied n’effleurait pas même les lises brillantes, où le pied d’un chrétien se serait enfoncé jusqu’à la cheville.

Elle courait, mais c’était son écharpe et son voile, déployés au vent, qui la portaient.

Parmi ces étincelles que la lune arrache aux tangues mouillées, elle passait comme dans une pluie d’or…

Et tout à coup le sol s’abaissa. La fée monta. Elle glissait dans les nuages.

Puis ce fut autre chose :

Jeannin se repentit amèrement de lui avoir dit que la mer mettait une demi-heure à revenir.

Car la mer venait.

La mer passait, lisse comme une lame de cristal, sous les pieds de la jeune fille.

Mais les pieds de la jeune fille ne s’y mouillaient point.

Oh ! que c’était bien la fée, la fée du récit de Simon Le Priol ! la fée du chevalier breton qui courait sur les vagues…

Un nuage cacha la lune. La fée disparut.

Le petit Jeannin pesa l’escarcelle dans sa main, et reprit tout pensif le chemin du village de Saint-Jean.

Il possédait cette fortune qu’il avait souhaitée avec tant de passion, les cinquante écus nantais qui devaient le rendre si heureux; et pourtant sa tête pendait sur sa poitrine.

Ce n’était pas la mer que le petit Jeannin avait vu sous les pieds de la fée, c’était le mirage de la nuit.

Jeannin connaissait trop bien les marées, lui qui vivait les jambes dans l’eau depuis sa première enfance, pour s’être trompé d’une demi-heure.

On a dit souvent que, dans les grèves de la baie de Cancale, la mer monte avec la vitesse d’un cheval au galop.

Ceci mérite explication.

Si l’on a voulu dire que la marée partant des basses eaux, gagnait avec la rapidité d’un cheval qui galope, on s’est assurément trompé.

Si l’on a voulu dire, au contraire, qu’un cheval, partant du bas de l’eau en grande marée, aurait besoin de prendre le galop pour n’être point submergé, on n’a avancé que l’exacte vérité.

Cela tient à ce que la grève, plate en apparence, a, comme nous l’avons déjà dit, des rides, — des plans, suivant le langage des sculpteurs, — des endroits où la tangue cède d’une manière presque insensible, mais suffisante pour attirer le flot, justement à cause de l’absence de pente générale.

Ces défauts de la grève forment quand la mer monte, des espèces de rivières sinueuses qui s’emplissent tout d’abord et qu’il est très difficile d’apercevoir dès la tombée de la brune, parce que ces rivières n’ont point de bords.

L’eau qui se trouve là ne fait que combler les défauts de la grève.

De telle sorte qu’on peut courir, bien loin devant le flot, sur une surface sèche et être déjà condamné. Car la mer invisible s’est épanchée sans bruit dans quelque canal circulaire, et l’on est dans une île qui va disparaître à son tour sous les eaux.

C’est là un des principaux dangers des lises ou sables mouvants que détrempent les lacs souterrains.

À vue d’œil, la mer monte, au contraire, avec une certaine lenteur, égale et patiente, excepté dans les grandes marées.

Cela ne ressemble en rien au flux fougueux et bruyant qui a lieu sur les côtes.

Ici, on ne voit à proprement parler, ni vague ni ressac, parce que la lame a été brisée mille fois depuis l’entrée de la baie jusqu’aux grèves et aussi sans doute parce que la marée ne rencontre aucune espèce d’obstacle.

C’est tout simplement le niveau qui monte et l’eau qui s’épanche en vertu des lois de la gravité.

Point d’efforts, point de luttes, point de montagnes chevelues, creusant leur ventre d’émeraude et jetant leur écume folle vers le ciel.

Pour peindre la grande mer et sa fureur, un peintre ne choisira certes jamais les alentours du Mont-Saint-Michel.

Mais qu’importe le mouvement, le fracas, la colère ? Les gens qui frappent froidement et en silence tuent tout aussi bien et mieux que si la rage les emportait.

Le mouvement désordonné, le fracas, les menaces, en un mot, sont des avertissements, tandis que la tranquillité attire et trompe.

Plus d’un parmi ceux qui sont morts sous les sables a dû sourire en voyant la mer monter entre Avranches et le Mont. Pourquoi prendre garde à ce lac bénin qui s’enfle peu à peu et qui vient vous caresser les pieds si doucement.

Ce lac bénin a de longs bras qu’il étend et referme derrière vous. Prenez garde !

Il était plus de deux heures de nuit lorsque la fée atteignit les roches noires qui forment la base du Mont-Saint-Michel.

La mer venait derrière elle. On l’entendait rouler de l’autre côté du Mont.

La fée s’assit sur un quartier de roc afin de reprendre haleine. Elle appuya ses deux mains contre sa poitrine pour comprimer les battements de son cœur.

De Saint-Jean-des-Grèves au Mont, il y a une grande lieue et demie. La fée, en parcourant cette distance, n’avait pas cessé un seul instant de courir.

Elle releva son voile pour étancher la sueur de son front et montra aux rayons de la lune cette douce et noble figure que nous avons admirée déjà dans la grande salle du manoir de Saint-Jean.

Puis elle tourna la base du roc et entra dans l’ombre sous la muraille méridionale de la ville.

Elle pouvait entendre en haut du rempart le pas lourd et mesuré du soldat de la garde de nuit qui veillait.

Ce n’était pas pour s’introduire dans la ville que notre fée prenait ce chemin, car elle passa derrière la Tour-du-Moulin, qui était la dernière entrée de la ville, et s’engagea dans des roches à pic où nul sentier n’était tracé.

Bien que la nuit fût claire, elle avait grand-peine à se guider parmi ces dents de pierre qui déchirent les mains et où le pied peut à peine se poser.

Elle allait avec courage, mais elle ne faisait guère de chemin.

Elle atteignit enfin une sorte de petite plate-forme au-dessus de laquelle un pan de pierre coupé verticalement rejoignait la muraille du château. Impossible de faire un pas de plus.

Mais la fée n’avait pas besoin d’aller plus loin, à ce qu’il paraît, car elle posa son panier sur le roc et s’approcha du pan de pierre.

Une sorte de meurtrière, taillée dans le granit même défendue par un fort barreau de fer, s’ouvrait sur la plate-forme.

La fée mit sa blonde tête contre le barreau.

—    Messire Aubry ! dit-elle tout bas.

—    Est-ce vous, Reine ? répondit une voix lointaine et qui semblait sortir des entrailles mêmes de la terre.

Paul Féval

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Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

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