La Fée des grèves

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Paul Féval

La Fée des grèves

Un tourbillon s’agitait autour de moi. Je recevais à la fois des coups par tout le corps. Mon front s’inondait de sang et de sueur.

Je me souviens seulement que je disais de temps en temps, machinalement et sans savoir :

—    Hardi ! maître Loys ! Je me souviens aussi que je le voyais toujours devant moi, muet au milieu de la meute hurlante, et travaillant Dieu sait comme ! Mon épieu se levait et retombait. Je commençais à ne plus sentir mes blessures, ce qui est signe qu’on va s’évanouir ou mourir… Aubry s’arrêta pour reprendre haleine.

En ces temps où toute vie traversait des dangers violents, la délicatesse des femmes, loin de répugner à de pareils récits, doublait l’intérêt qu’elles y portaient. Elles n’avaient plus horreur du sang pour avoir pansé trop de plaies.

Reine écoutait, haletante.

Elle était avec Aubry dans la forêt, au pied du grand chêne. Les torches l’éblouissaient; le bruit l’étourdissait; elle saignait par les blessures d’Aubry.

Hardi ! maître Loys ! défends ton maître !

—    Pourtant, reprit Aubry, dans la simplicité de sa vaillance, je voulais rapporter les lombes du daim à monsieur mon père, qui en avait désir.

Comme je sentais bien que j’allais tomber, je me dis :

—    Allons, Aubry ! un dernier coup de boutoir ! Et je quittai mon poste comme une garnison assiégée qui fait une sortie. Et je brandis mon épieu ! et je frappai, merci de moi, tant que je pus ! Il me sembla que les torches s’étaient éteintes, et qu’il n’y avait plus personne devant moi. Je crus que c’était le voile de la dernière heure qui s’étendait sous mes yeux.

Je me laissai choir.

Je restai là bien longtemps. Quand je m’éveillai, le soleil se jouait dans les hautes branches des arbres.

Maître Loys, le poil sanglant, léchait mes blessures.

Autour de moi, gisant sur l’herbe, il y avait six cadavres, qui étaient les six fils d’Isaac Hellès. Pour sa part, maître Loys avait étranglé deux juifs et une demi-douzaine de chiens.

C’est une bonne bête que maître Loys !

Je dépeçai le daim; ne pouvant l’emporter tout entier, je pris le filet avec les lombes, et je revins au manoir, un peu maltraité, mais content.

Mon vieux père, qui n’y voyait plus, ne sut pas que j’étais blessé. Il fit en souriant, avec les lombes du daim, son dernier repas qu’il trouva fort bon, et puis mourut.

Telle fut la conclusion du récit d’Aubry.

Comme Reine écoutait encore, il ajouta :

—    Que Dieu me donne cette joie de me voir, avec maître Loys à mes côtés et une arme dans la main, au milieu des soudards de mon cousin Méloir, je ne lui demande pas autre chose !

—    Vous êtes brave, Aubry ! dit Reine doucement; vous serez un capitaine ! Oui, vous avez raison, si vous étiez libre, nous pourrions sauver mon père.

—    Eh bien donc, s’écria le jeune homme en donnant le premier coup de lime au barreau, travaillons à ma liberté ! L’acier grinça sur le fer.

Aubry était bien mal à l’aise, mais il y allait de si grand cœur !

—    Et maintenant, Aubry, dit Reine après quelques instants, que Dieu soit avec vous; je vais me retirer.

—    Déjà !

—    Il y a deux jours que mon père m’attend.

—    Mais la mer est haute !

—    Elle baisse. Et s’il reste de l’eau entre Tombelène et le Mont au point du jour, il faudra bien que je la traverse à la nage.

—    À la nage ! se récria Aubry ? ne faites pas cela, Reine, le courant est si terrible !

—    Si je traversais de jour, on me verrait, et la retraite de mon père serait découverte. Aubry ne trouva pas d’objection, mais toute son allégresse avait disparu.

La lune tournait en ce moment l’angle des fortifications. Un reflet vint à l’épaule de Reine, puis la lumière monta lentement, se jouant dans les plis de son voile noir et parmi ses cheveux blonds.

—    Quand je traverserai la mer à la nage, dit Reine, je serai moins en danger qu’ici, mon pauvre Aubry.

—    Pourquoi ?

—    Parce que la lune luit pour tout le monde, répliqua Reine. L’archer qui est sur la plate-forme…

—    Il vous voit ? interrompit Aubry d’une voix étouffée par la terreur.

—    Oui, répondit Reine, le voilà qui tend son arbalète.

—    Fuyez ! oh ! fuyez ! Reine lui fit un adieu de la main et se baissa. Un trait siffla et rebondit sur les roches. Aubry se laissa choir au fond de son cachot. Puis il se reprit encore à la saillie de pierre.

—    Reine ! Reine ! cria-t-il; un mot par pitié… Un second trait vint frapper l’extrême pointe du rocher, la brisa et fit jaillir une gerbe d’étincelles. Aubry sentit son cœur s’arrêter.

En ce moment, dans le silence de la nuit, une voix déjà lointaine s’éleva et monta jusqu’à sa cellule.

Elle disait :

—    Au revoir !

Aubry se mit à genoux et remercia Dieu comme il ne l’avait jamais fait en sa vie.

Paul Féval

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Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

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