— Paul Féval —

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Paul Féval

La Fée des grèves

Celui qui écrit ces pages a eu faim. Il sait quelques-unes des phases de cette lente et terrible agonie.

Il est un moment bizarre où la faim raille et joue. On est encore bien loin de la mort. On souffre, mais la force n’est presque pas entamée, les jambes restent fermes, et c’est à peine si quelques éblouissements courent au-devant des yeux.

On a des rêves, tout éveillé; entre quatre murs, le phénomène du mirage se produit.

Le vide se meuble. Tout ce qui se mange vient se ranger sur la pauvre table nue. L’étalage d’un marchand de victuailles n’est rien auprès du magnifique buffet que sait vous dresser la faim.

Hue de Maurever en était là.

Il ne demandait qu’un morceau de pain, et la faim généreuse lui prodiguait un festin de roi.

Oh ! les riches pièces de venaison fumantes ! Les jambons, les langues de bœuf, le faisan qui garde son noble plumage !

Les pâtés, dressant sur le lin blanc leur fantasque architecture !

Et les épices, et les pyramides de fruits : la poire dorée, la pêche de velours, le raisin transparent et blond !

Et le vin vermeil qui brille dans l’or ciselé des grandes coupes !

Monsieur Hue voyait toutes ces belles choses en marchant le long de la grève.

Un morceau de pain !

Au manoir de l’Aumône, — un beau nom pour la maison d’un gentilhomme, — la table était loin d’être somptueuse; mais il y avait simple et noble abondance.

La dernière fois que monsieur Hue avait soupé au manoir de l’Aumône, on mit sur la table un certain haut-côté de sanglier, large, dodu, énorme.

Monsieur Hue s’en souvenait de ce généreux plat : il le voyait, il avait l’eau à sa bouche.

Un morceau de pain ! un morceau de pain !…

Ce fut comme un miracle. Au moment où monsieur Hue se retournait pour regagner sa retraite, car il lui semblait que le voile protecteur de la brume allait s’éclaircir; au moment où, répondant à la fois à son anxiété de père et aux cris de son estomac en révolte, il murmurait : « Ce soir, elle viendra ! » la manne lui apparut.

Elle ne tombait point du ciel, la manne; elle glissait sur la mer.

C’était un panier, un joli petit panier, tressé délicatement, d’où sortait le bout d’un pain de froment.

Cette fois, point d’illusion, c’était bien un pain, un bon gros pain, comme on les fait du côté de Saint-Jean.

Le panier allait, entraîné par le reflux.

Monsieur Hue se mit vraiment à courir comme un jouvenceau. En approchant, il put voir que le bon pain était en compagnie.

Le panier contenait en outre un flacon de vin et deux volailles d’un aspect enchanteur.

Monsieur Hue mit ses pieds dans l’eau et se disposa à saisir le bienheureux panier au passage avec la croix de son épée.

Mais ses doigts se détendirent tout à coup; son épée lui échappa : il devint plus pâle qu’un mort et poussa un cri de détresse.

Il avait reconnu le panier de Reine !

Reine ! Sans doute, elle avait essayé de traverser le bras de mer à la nage.

Elle savait que son père l’attendait.

Reine ! oh ! Reine !

Le vieillard mit ses deux mains sur son visage, et des larmes coulèrent entre ses doigts tremblants.

Pendant cela le petit panier mignon allait à la dérive, emportant le pain, le flacon et le reste.

Monsieur Hue avait manqué l’occasion.

Maintenant, lors même qu’il l’eût voulu, il n’aurait pu se saisir du panier, qui commençait à s’alourdir et qui allait bientôt sombrer avec sa précieuse cargaison.

Mais monsieur Hue songeait bien à cela.

Sa fille ! sa pauvre belle Reine !

Son cœur se déchirait.

Il craignait, en levant les yeux, de voir un lambeau de robe, un voile, un débris, — quelque chose d’horrible !

La brume s’était complètement éclaircie.

Monsieur Hue prit son grand courage et regarda devant lui.

Devant lui, l’eau coulait paisiblement, découvrant de plus en plus la grève.

Au loin, le Mont-Saint-Michel sortait du brouillard, majestueux et fier, avec sa couronne d’édifices hardis.

Entre lui et le Mont, — dans un rayon de soleil, — une jeune fille courait, gracieuse comme une sylphide.

—    Reine ! Reine ! La sylphide se retourna et lança un baiser à travers le bras de mer. Le vieux Maurever leva au ciel ses yeux mouillés, et remercia Dieu. C’était bien Reine qui courait là-bas, en s’éloignant de lui, et c’était bien le panier de Reine que le vieux Maurever avait été sur le point de saisir avec la croix de son épée. Reine, après avoir échappé aux deux décharges de la sentinelle qui veillait sur la plate-forme du couvent, s’était perdue dans les rochers qui descendent à la mer du côté de la chapelle Saint-Aubert. Elle avait attendu là quelque temps; puis, voyant venir les premières lueurs de l’aube, elle avait tourné le Mont pour se rapprocher de Tombelène. Le reflux n’avait pas encore débarrassé le bras de grève qui est entre les deux rochers. Reine se trouva en face d’une sorte de fleuve au courant rapide. Le jour approchait. Elle voulut profiter de la brume et se mit vaillamment à la nage. Mais le courant la prit dès les premières brasses. Elle fut obligée de lâcher son panier et de rebrousser chemin.

C’était vingt-quatre heures d’attente pour le vieillard qui souffrait.

Reine le savait.

Elle avait le cœur bien gros, la pauvre fille, en traversant la grève; mais, outre que le reflux avait emporté ses provisions, elle ne pouvait aller à Tombelène en plein jour, sans trahir le secret de la retraite de son père.

La route qui lui restait à faire pour regagner le village de Saint-Jean était longue, car elle ne pouvait traverser la grève bretonne à cause de la présence des soldats de Méloir. Il lui fallait rester en Normandie jusqu’à la terre ferme, où les haies pourraient alors protéger sa marche.

Elle était lasse et presque découragée.

Si le petit Jeannin ne lui eût point pris l’escarcelle de Méloir, elle aurait attendu la nuit de l’autre côté d’Avranches, au bourg de Genest ou ailleurs, elle aurait acheté des provisions, et profité du bas de l’eau, vers le commencement de la nuit, pour passer à Tombelène.

Mais elle n’avait rien; elle avait tout donné, pressée qu’elle était de s’enfuir.

Le seul moyen qu’elle eût désormais de se procurer des vivres, c’était de rôder la nuit prochaine, autour des maisons de Saint-Jean, et de prendre, au seuil des portes closes, les offrandes déposées pour la fée des Grèves.

Le jour, il fallait qu’elle errât dans la campagne de Normandie.

Il n’était pas encore midi lorsqu’elle arriva au bourg d’Ardevon, à une demi-lieue de la rive normande du Couesnon. Elle s’enfonça dans les guérets, et le sommeil la prit, accablée de fatigue, au milieu d’un champ de froment.

Elle ne fit pas comme le petit Jeannin, qui dormit douze heures ce jour-là dans sa meule de paille. Elle s’éveilla longtemps avant le coucher du soleil, et fit le grand tour pour arriver au village de Saint-Jean à la nuit tombante.

Le manoir était désert lorsqu’elle parvint au pied du tertre. Méloir avait parcouru les bourgs des environs pour publier, à son de trompe, l’édit ducal. La meute de Rieux reposait en attendant la chasse de cette nuit. Reine descendit jusqu’au village. À mesure qu’elle avançait, il lui semblait entendre un grand bruit de clameurs et de rires. Au détour d’une haie, elle vit les pommiers du verger de maître Simon Le Priol s’éclairer d’une lueur rougeâtre. Elle s’approcha; la haie la protégeait contre les regards. Elle distingua bientôt, à la lumière des torches, une foule assemblée : des paysans, des femmes et des soudards. Un archer nouait une corde à la branche du pommier qui était devant la maison de Simon Le Priol. Elle s’approcha encore. Elle entendit que les soudards disaient :

—    Voler l’escarcelle d’un chevalier ! c’est bien le moins qu’on le pende ! Reine s’arrêta toute tremblante. Elle avait deviné.

L’enfant qui l’avait poursuivie sur la grève allait mourir — et mourir à cause d’elle.

Un conte de Paul Féval

La Fée des grèves

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Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

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