La Fée des grèves

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Paul Féval

La Fée des grèves

Tous les regards l’interrogèrent, tandis que Jeannin murmurait confus :

—    Si j’avais su que c’était vous, là-bas, sur la grève, notre demoiselle, je n’aurais pas serré si fort !

—    Mes amis, dit Reine, je vais vous expliquer l’énigme en deux mots : c’est moi qui avait enlevé l’escarcelle du chevalier Méloir, parce que l’escarcelle contenait le prix maudit de la vie de mon père. Jeannin qui me prenait pour la Fée des Grèves, a exigé de moi cinquante écus d’or. J’étais pressée, car je portais des vivres à monsieur Hue de Maurever : j’ai jeté l’escarcelle en lui disant de bien prendre garde…

—    C’est vrai, ça, interrompit Jeannin, et je ne méritais guère un si bon conseil en ce moment-là !

—    C’était donc vous, noble demoiselle, que j’avais aperçue hier, à la brune, par les fenêtres brisées du manoir ? demanda Julien.

—    C’était moi.

—    Et c’était vous aussi, notre maîtresse, ajouta Fanchon, qui emportiez le gruau que nous placions sur le seuil de nos maisons pour la Fée des Grèves ?

—    C’était moi.

—    Et pourquoi notre chère demoiselle, murmura Simonnette, en caressant la main de sa maîtresse et amie, n’entrait-elle pas chez ses vassaux dévoués ?

—    Parce qu’il s’agissait de vie et de mort, fillette, répondit Reine qui, cette fois, ne souriait plus.

—    Notre demoiselle se défiait de nous, ma sœur, dit Julien, avec un peu d’amertume; elle se faisait passer pour morte, afin que les Le Priol ne puissent point la trahir !

—    Votre demoiselle, ami Julien, répliqua Reine, a partagé vos jeux quand vous étiez enfant. Elle vous aurait confié de bon cœur sa propre vie, mais…

Julien l’interrompit d’un geste plein de respect et mit un genou en terre auprès de Jeannin.

—    Ce que notre demoiselle a fait est bien fait, dit-il; ma langue a trahi mon cœur. Reine lui tendit la main, tout émue. Il y avait l’étoffe d’un beau soldat dans ce grand et fier jeune homme qui était à genoux devant elle.

La main qu’on lui tendait, Julien Le Priol la baisa avec un enthousiasme chevaleresque.

—    Je ne suis qu’un paysan, s’écria-t-il, mais je sais un lieu où il y a des épées, et si Maurever, mon seigneur, et sa fille ont besoin de mon sang, me voilà !

—    Et moi aussi, me voilà ! répéta gaillardement le petit Jeannin.

—    Comment, toi, petiot ! dit Reine, qui riait, attendrie, toi qui es plus poltron que les poules !

—    Je ne suis plus poltron, notre demoiselle, répliqua Jeannin de la meilleure foi du monde; je crois même que je suis brave ! Depuis que j’ai vu la mort face à face, je sais ce que c’est; je ne crains plus que le bon Dieu. Quant au diable et aux soudards, eh bien, tenez, je m’en moque !

Il rejetait en arrière ses cheveux blonds d’un air mutin et ses yeux pétillaient. Simonnette fut si contente de ce discours, qu’elle lui planta un gros baiser sur la joue.

—    Et moi aussi, me voilà ! s’écria-t-elle ensuite, et mon père, et ma mère, et tout le monde ici ! et tout le monde dans le village ! Ah ! Seigneur Jésus ! que je me battrais bien pour ma chère demoiselle !

—    Donc, me voici à la tête d’une armée, dit Reine gaiement, ma première opération militaire sera de diriger un convoi de vivres vers la retraite de monsieur Hue, que je n’ai pu joindre depuis trois jours.

—    Prenons tout ce qu’il y a dans la maison et partons ! dit Julien. Simon Le Priol et Fanchon s’étaient mutuellement interrogés du regard. Ils étaient dévoués aussi, mais ils étaient gens d’âge.

—    Bien parlé, fils, prononça Simon d’un ton ferme, quoique peut-être il eût été mieux de consulter ton père.

—    Mon père ne sait pas ce que je sais, répondit le jeune homme en se tournant vers le vieux Le Priol; je me suis mêlé aux soldats tout à l’heure. Cette vipère de Vincent Gueffès les a excités au mal. Ils disaient que le village de Saint-Jean était un nid de traîtres, et que le mieux serait d’y mettre le feu une de ces nuits.

—    Ils sont les plus forts, murmura le vieillard en baissant la tête.

—    Pas pour longtemps peut-être, poursuivit Julien, car je sais encore autre chose. Pendant que le chevalier Méloir repose sa meute et s’apprête à mal faire, il se dit d’étranges nouvelles du côté de la ville. Le duc François est malade et chacun regarde sa maladie comme un châtiment infligé par Dieu au fratricide. Un prêtre l’a dit en chaire dans l’église de Combourg. Si monsieur Hue voulait, demain, il serait à la tête de dix mille bourgeois et paysans…

—    Monsieur Hue ne voudra pas ! interrompit Reine; Hue de Maurever est un gentilhomme et un Breton. Il aimerait mieux mourir mille fois que de lever sa bannière contre son souverain légitime !

—    Je vous le dis, notre demoiselle, reprit Julien, les choses iront alors sans lui, et les soudards n’ont qu’à se presser s’ils veulent avoir le temps d’incendier nos demeures. En attendant, si mon père et ma mère acceptent pour fils ce petit gars-là (il tendit la main à Jeannin), et j’en serai content, car il a un bon cœur sous sa peau de mouton percée, m’est avis qu’il nous faut prendre le large, car, demain, il fera jour, et toute cette ribaudaille, sonnant le vieux fer, n’a peur des lutins que la nuit.

Fanchon, la ménagère, parcourut la ferme d’un regard triste.

—    Voilà trente ans que je dors sous ce toit, murmura-t-elle : c’est ici que vous êtes nés tous deux, mes chers enfants.

—    C’est ici que mon père est mort, dit à son tour Simon Le Priol, et aussi le père de mon père. Sur ce lit, qui est là, j’ai fermé les yeux de ma mère. Écoute-moi, fils Julien, et crois-moi : par intérêt, pour tout l’or de la terre, par crainte, avec la mort devant mes yeux, je ne quitterais point la pauvre maison des Le Priol. Je m’en vais hors d’ici parce que je veux montrer mes vieux bras à mon seigneur Hue de Maurever, et lui dire : Voilà ce qui est à vous !

Reine sauta au cou du vieillard et l’embrassa comme s’il eût été son père. Puis elle embrassa la ménagère Fanchon, qui essuyait ses yeux pleins de larmes.

Simonnette, le cœur gros et la main tremblante, caressait les deux belles vaches, la Rousse et la Noire.

—    Allons ! Allons ! dit le petit Jeannin qui grandissait en importance et prenait voix au conseil, nous reviendrons, maître Simon, nous reviendrons, dame Fanchon. Simonnette, ma mie, nous retrouverons la Noire et la Rousse. En route avant que la chasse ne commence, ou nous pourrions bien rester en chemin !

Ce mot frappa tout le monde. Julien s’élança vers la partie de la salle qui servait d’étable. Il appela de bonne amitié le petit Jeannin, son nouveau frère, et tous deux revinrent bientôt avec trois arbalètes et trois épées. Les paniers des femmes s’emplirent. Tout ce que la ferme avait de provisions y passa.

Tubleu ! si vous saviez comme le petit Jeannin était considérable avec sa grande épée au côté et son arbalète à l’épaule !

Il cherchait d’instinct quelque chose à friser au coin de sa lèvre.

Il est vrai qu’il n’y trouvait rien.

Quand tout fut prêt, Julien ôta les barricades de la porte.

C’était une caravane, vraiment, qui partait :

Le père, la mère, Reine, Julien, Simonnette et le petit Jeannin équipé en guerre.

On fut bien encore un quart d’heure à tourner pour ne rien oublier.

Puis le père Simon dit de sa plus grosse voix :

—    Partons ! Mais il avait les yeux mouillés, le vieil homme. Quant à Fanchon, la ménagère, on fut obligé de l’entraîner. Elle s’était agenouillée devant le crucifix de bois qui pendait à la ruelle du lit. Elle disait :

—    Une minute encore, que j’achève ma prière. C’était comme si on l’eût menée au supplice. Et le petit Jeannin n’avait point fait tant de façons pour aller sous le pommier. Enfin, tout le monde était dehors. Simon referma sa porte et donna sa maison à la garde de Dieu. Les bestiaux étaient libres dans le pâtis. La caravane se mit en marche.

Jeannin faisait l’avant-garde, comme de raison. Les trois femmes venaient ensuite. Simon et Julien formaient l’arrière-garde.

Au premier détour du chemin, Jeannin reconnut, contre la haie, l’ombre longue et mal bâtie de maître Vincent Gueffès.

Il épaula vivement son arbalète. Mais le Normand perça la haie et se sauva en criant :

—    Bon voyage !

Un roman de Paul Féval

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Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

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