La Fée des grèves

Page: .36./.66.

Paul Féval

La Fée des grèves

Ce Vincent Gueffès était un gaillard sans préjugés comme sans faiblesse. Son malheur était de vivre en ces temps ténébreux où de larges épaules valaient mieux que la philosophie. Au sein de notre âge éblouissant, maître Gueffès aurait fait son chemin.

Il faut plaindre ces siècles gothiques où des gens de talent comme Vincent Gueffès étaient réduits à commettre des perfidies inédites au fond d’une bourgade. Perles dans un fumier !

Vincent Gueffès compta nos voyageurs de nuit. Ils étaient six.

Vincent Gueffès ne croyait pas à la Fée des Grèves. Il savait parfaitement le vrai nom de la fée prétendue.

Il lui en voulait à mort pour avoir sauvé le petit coquetier Jeannin.

Il en voulait au vieux Simon Le Priol, qui lui avait interdit le seuil de sa demeure. Il en voulait à Simonnette qui l’avait méprisé, il en voulait à Julien qui était beau et brave : il en voulait à tout le monde.

D’un saut, il gagna le manoir de Saint-Jean, où les soldats s’étaient installés, et pria qu’on l’introduisît auprès du chevalier Méloir.

Le chevalier Méloir venait de rentrer à son quartier général, après avoir couru les bourgs environnants pour crier l’édit ducal.

Il était las et de mauvaise humeur.

Pour le distraire, Bellissan le veneur découplait les lévriers devant lui, dans la cour du manoir.

—    Oh ! Tarot ! oh ! Voirot ! Fa-hi ! Rougeot ! Fa-hi ! Voyez Nantois, messire, quel jarret ! et Pivois ! et Ardois !

—    Mais ce grand noir ? demanda le chevalier en montrant un énorme lévrier magnifiquement venu, qui se couchait à l’écart.

—    Une belle bête, messire, répondit Bellissan, mais paresseuse et couarde, je crois.

—    Comment l’appelles-tu ?

—    Je l’ai acheté d’un manant qui le tenait par le cou et qui ne savait pas son nom. Il y a bien quelque chose de griffonné sur son collier, mais du diable si j’ai appris à lire !

—    Il aura nom Reinot, pour l’amour de ma dame, dit Méloir.

—    Reinot, soit. Ici, Reinot ! Reinot, ici, chien ! Le lévrier noir, assis sur la hanche, les deux jambes de devant croisées, gardait une superbe immobilité.

Bellissan fit claquer son fouet.

Le lévrier se leva, tira ses jambes, bâilla de toute la fente de sa gueule et poussa un hurlement plaintif, en allongeant le cou.

—    Voilà tout ce qu’il sait faire ? demanda Méloir d’un ton de mépris.

En ce moment, Grégeois et Pivois, les deux plus fortes bêtes de la meute s’approchèrent de leur nouveau compagnon pour le reconnaître. Entre chiens, la connaissance ne se fait guère autrement que par un coup de gueule. Il y eut des grognements échangés. Pivois et Grégeois voulurent mordre. Le lévrier noir bondit par deux fois.

Grégeois et Pivois roulèrent en hurlant sur le pavé de la cour.

—    Bon là ! Reinot, mon filleul ! cria Méloir enchanté; voilà un brave camarade, Bellissan, et nous allons le mettre à la besogne cette nuit même. Or ça, soupons lestement, et puis en route !

—    C’est encore toi ? se reprit-il, en voyant qu’on lui amenait maître Vincent Gueffès.

—    C’est encore moi, mon cher seigneur.

—    Que veux-tu ?

—    Je veux vous dire que vous allez vous mettre en route d’abord, quitte à souper ensuite.

—    Explique-toi. Gueffès ne demandait pas mieux. Il raconta la fuite de la famille et prononça le nom de Reine. Méloir ne le laissa pas achever.

—    Quel chemin ont-ils pris ? demanda-t-il.

—    La route de Normandie, mon cher seigneur.

—    À cheval, têtebleu ! à cheval ! cria Méloir; si nous arrivons avant eux au Couesnon, la fille du traître Maurever est à nous !

Le souper, cuit aux trois quarts, flairait bon pour l’appétit. Hommes d’armes et archers s’ébranlèrent avec un regret manifeste.

Méloir laissa au château la moitié de sa troupe, sous les ordres de Morgan.

Bien entendu qu’on n’avait pas même dit à Méloir l’histoire du petit Jeannin pendu au pommier. C’était là un détail de trop mince importance.

On partit. La meute s’élança au-devant des chevaux, et le lévrier noir au-devant de la meute.

Au manoir restaient Corson, le héraut, Morgan et huit ou dix soldats.

Corson soupa, bâilla et s’endormit; Morgan fit de même.

Maître Gueffès dit alors aux soudards :

—    Il y a du cidre, du vin et de l’hypocras à la ferme du vieux Simon Le Priol. Les soldats descendirent sans bruit la colline. On enfonça la porte de Le Priol et l’on se mit à faire bombance. De ce qui se passa en ce lieu entre Gueffès et les soldats ivres, nous ne donnerons point le détail.

Mais quand nos fugitifs, qui avaient poussé leur pointe dans les terres jusqu’au delà d’Ardevon pour éviter les poursuites, descendirent dans le village de la Rive et entrèrent en grève, le petit Jeannin s’arrêta tout à coup. Son bras étendu montra la côte de Bretagne, dans la direction de Saint-Georges.

On voyait une grande flambée parmi les arbres. Les Le Priol et Reine se retournèrent. Reine poussa un cri.

—    Qu’est cela ? demanda-t-elle. Le vieux Simon fit un signe de croix.

—    Que Dieu nous assiste, balbutia-t-il; c’est au village de Saint-Jean-des-Grèves.

Fanchon fut obligé de s’asseoir sur le sable. Le cœur lui manquait.

—    Femme, lui dit Simon, la maison de mon père est brûlée. Nous n’avons plus rien sur la terre, mais nous avons fait notre devoir.

Les doigts de Julien se crispaient autour du bois de son arbalète.

Les fugitifs restèrent là cinq minutes. Puis le petit Jeannin dit : En avant !

On tourna le dos à l’incendie, et l’on se dirigea sur Tombelène.

Le vieux Simon ne se trompait point. C’était bien au village de Saint-Jean qu’avait lieu l’incendie, et c’était bien sa maison qui brûlait.

Seulement, il y avait d’autres maisons que la sienne. Maître Vincent Gueffès ne faisait jamais le mal à demi.

Un roman de Paul Féval

La Fée des grèves: conte breton

Page: .36./.66.

Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

Copyright © 2005-2007 Pascal ZANARDI, Tous droits réservés.