— Paul Féval —

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Paul Féval

La Fée des grèves

Nous dirions l’âge, le poil et la généalogie de tous ces braves fils du Marais, de toutes ces vierges laides ou belles. Et après avoir invoqué la muse Calliope, fille de Jupiter et de Mnémosyne (patronne antique des plagiaires), nous prêterions à nos Bretons des actions grecques ou latines.

Mais les brouillards salés de l’Armorique détendraient vite les cordes de la vieille guitare d’Apollon. Le biniou seul, avec sa poche de cuir et sa nasillarde embouchure, supporte le rhume chronique de ces contrées.

Chantons au biniou !

Les paysans du village de Saint-Jean-des-Grèves avaient émigré, parce que leurs demeures n’étaient plus qu’un monceau de cendres.

Maître Vincent Gueffès avait payé ainsi l’hospitalité reçue.

Il avait dit aux soudards ivres :

—    Le traître Maurever se cache dans une des maisons du village. J’en suis sûr.

Les soldats avaient enfoncé les portes. Quand on enfonce la porte du paysan breton, si faible qu’il soit, il frappe. Les bonnes gens avaient tapé de leur mieux. Il y avait eu la bataille.

Puis l’incendie.

Car c’était bien le village de Saint-Jean que Reine et les Le Priol avaient vu flamber en entrant dans la grève, de l’autre côté d’Ardevon.

Hommes, femmes, enfants, ils étaient là une quarantaine derrière les débris de la forteresse anglaise.

Comme ils se doutaient bien qu’on avait reconnu leurs traces et qu’on les relancerait, toute la nuit avait été employée au travail. Des pierres amoncelées bouchaient déjà les brèches, et une nouvelle enceinte s’élevait du côté de l’intérieur.

On se préparait à un siège.

Le vieux Maurever ne s’occupait point de tout cela. Il était dans sa tour; Reine, assise à ses pieds, mettait sa belle tête blonde sur ses genoux. Maurever était plus heureux qu’un roi.

—    Reine, dit-il en caressant les doux cheveux de la jeune fille, j’ai cru que je ne te verrais plus. Quand ton panier a passé sous mes yeux emporté par le courant, mon cœur est devenu froid et comme mort. Oh ! que je t’aime, ma fille chérie ! Pour les travaux de ma longue vie, je ne demande à Dieu qu’une récompense, ton bonheur !

Reine couvrait ses mains de baisers.

—    Toi, reprenait Maurever avec mélancolie, tu m’aimes bien aussi, je le sais. Mais l’amour des jeunes gens pleins d’espérances ne ressemble point à l’amour triste des vieillards. À mesure qu’on vieillit, Reine, la tendresse se concentre et se resserre, parce que les objets aimés deviennent plus rares. Ainsi, moi, j’ai perdu ma femme qui était une sainte, j’ai perdu tes frères qui étaient de nobles cœurs. Il ne me reste que toi. Toi, au contraire, tu prendras un mari et tu l’aimeras. Tu auras des enfants et tu les adoreras. Que restera-t-il pour ton pauvre vieux père ?

—    Ce qui restait à votre mère tant aimée quand vous fûtes époux et que vous devîntes père. Une larme tomba sur la barbe blanche du chevalier.

—    Ma mère ! murmura-t-il; Dieu m’est témoin que je l’aimais. Oh ! Reine ! pourtant ma mère est morte seule au manoir du Roz, pendant que j’étais en guerre. Promets-moi que tu seras là pour me fermer les yeux !

Reine ne répondit que par des baisers plus tendres. Ç’avait été une scène touchante, lorsque le vieux proscrit, après trois jours entiers d’attente, avait revu enfin sa fille, escortée par ses fidèles vassaux.

Avant de la baiser, il avait mis un genou en terre pour remercier Dieu.

Puis, il l’avait serrée contre sa poitrine déjà creusée par la faim.

Puis encore, il avait mangé avidement, au milieu des Le Priol, qui avaient des larmes plein les yeux à l’idée de ce qu’avait souffert leur pauvre seigneur.

Reine le servait, lui présentant le pain et la coupe pleine.

On les avait laissés seuls après le repas.

Il y avait déjà longtemps qu’ils s’entretenaient ainsi.

Un silence se fit. Le chevalier contemplait sa fille. Un sourire vint à sa lèvre austère.

—    Je suis jaloux de lui ! murmura-t-il.

—    Lui qui vous aime tant, mon père !

—    Et crois-tu que je ne l’aime pas, moi, pour lui donner ainsi mon cher trésor ! s’écria le proscrit qui enleva Reine dans ses bras et la posa sur ses genoux comme un enfant. C’est un bon soldat, c’est un cœur généreux; je veux bien qu’il soit mon fils. Mais je te le dis, ma Reine bien-aimée, la vieillesse est un long supplice. Nous n’acquérons plus jamais, et toujours nous perdons jusqu’au seuil de la tombe. Voici un homme fort, jeune, heureux, souriant aux promesses que l’avenir prodigue. Le monde est à lui ! que fait-il ? Il vient demander au vieillard dépossédé une part de son bien suprême. Le riche a besoin de l’obole du pauvre : ainsi est la vie !

Il baissa la tête, et ses cheveux blancs inondèrent son front. Reine était devenue triste à l’écouter.

—    Tu l’aimes donc bien ! demanda-t-il brusquement. Reine se redressa.

—    Oui, mon père, dit-elle d’une voix grave et lente.

—    Et lui ?

—    Mon père, il m’aime assez pour renoncer à moi si je lui dis : Monsieur Hue de Maurever a besoin de sa fille et la veut garder.

Elle n’acheva pas, parce que le vieillard l’étouffait en un baiser passionné.

—    Folle ! folle ! disait-il. Oh ! le cher cœur ! Oh ! la bonne fille qui aime bien son père ! Écoutes-tu les paroles d’un fiévreux ! Je rêve, tu vois bien, je rêve ! Ce qu’il me faut, ma Reine, c’est ton bonheur, c’est le sourire à ta lèvre rose. Écoute, la vieillesse n’est si malheureuse que par son égoïsme ombrageux. Nous ne gagnons rien, disais-je. Ingrat et insensé ! Ce fils, Aubry, qui va venir remplacer mes fils décédés, n’est-ce rien ? Et ces beaux anges blonds qui ressembleront à leur mère, les enfants de ma Reine, mes petits-enfants, mes jolis amours !

Reine cacha dans son sein son front rougissant. Il lui prit la tête à pleines mains et la baisa.

—    Dieu est bon, dit-il en extase; ce sont de beaux jours qui me restent !

À ce moment, les planches qui fermaient la tour tombèrent en dedans.

—    Le chevalier Méloir avec un moine ! cria Julien Le Priol, essoufflé.

—    Le chevalier Méloir ! répéta Maurever, qui s’élança vers la meurtrière.

On se souvient qu’Aubry avait endossé l’armure de l’ancien porte-bannière de Bretagne.

—    Noir et argent, murmura le vieux seigneur après avoir regardé; ce sont bien ses couleurs ! Julien posa un carreau sur son arbalète.

—    Je ne manque guère mon coup, messire, dit-il en épaulant son arme, et j’attends vos ordres.

Paul Féval

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Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

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