— Paul Féval —

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Paul Féval

La Fée des grèves

L’enceinte s’élevait. Quand le vieux Maurever, Aubry et Reine sortirent de la tour, ils étaient dans une véritable forteresse. Le frère Bruno s’approcha respectueusement de monsieur Hue.

—    Que Dieu vous bénisse, mon bon seigneur, dit-il, et la jolie demoiselle, et même messire Aubry, mon ami, qui m’a planté là en pleine grève, quoique je prisse la peine de lui raconter une histoire ou deux pour abréger le chemin. Je viens ici dérouiller mes pauvres bras, qui s’engourdissaient là-haut.

—    Mais si le prieur s’aperçoit de votre fuite, répliqua monsieur Hue, il enverra ses hommes d’armes après vous.

—    Quel prieur ? Il faut distinguer : le prieur claustral, je ne dis pas; mais il ne s’occupe pas du dehors. Quant au prieur des moines, il a porté l’armure comme moi, et la main lui démange trop souvent pour qu’il ne comprenne point mon cas. D’ailleurs, je n’ai point prononcé de vœu, mon bon seigneur, et à mon retour je n’aurai que la discipline simple, qui est donnée par frère Eustache, mon compère.

Le vieux Maurever fronça le sourcil.

—    Je n’aime pas qu’on plaisante, même innocemment, des choses de la religion, mon frère, dit-il avec sévérité.

—    Bon ! s’écria Bruno désespéré, voilà qu’on va me renvoyer avant la bagarre ! J’aurai la discipline tout de même et je ne me serai point battu ! Mon bon seigneur, ayez pitié de moi !

—    Père, murmura la douce voix de Reine, il a aidé Aubry à se sauver.

—    Et j’ai donné trois tours de clé sur ce coquin de Méloir, ajouta Bruno; saint patron, monseigneur, si vous aviez vu sa figure !

—    C’est un excellent homme, dit Aubry, à son tour; sans lui, les jours de ma captivité auraient été bien durs.

—    Oui, oui, s’écria Bruno; je lui ai conté de fières histoires au jeune seigneur…

—    Et tenez, interrompit-il en prenant sans façon monsieur Hue par la manche, ce frère Eustache, dont je vous parlais, a eu, avant d’entrer en religion, vers l’an trente-trois, au mois d’avril, une bien gaillarde aventure dans la ville de Guichen, entre Rennes et Redon.

Il venait de vendre des poules au marché de Guer, car il tenait une métairie pour la douairière de La Bourdonnaye, là-bas, sous Pont-Réan. Il était à cheval, jambe de ci, jambe de là, sur son bât et il allait chantant :

Dansons la litra,
Litra litanrire,
Dansons la litra,
Litra lilanla !

Vous savez, la litra se danse à reculons, en se tapant les talons devant derrière. Et j’ai connu au bourg de Bains un tailleur de cercles en châtaignier pour les fûts, poinçons et barriques, qu’on venait voir danser la litra de dix lieues à la ronde. Il était borgne d’un œil et se nommait Pelo Halluin. Sa sœur Matheline piquait la toile à voile à la Roche-Bernard et fut mariée à Juillon le Guennec, qu’on appelait le Bancal, à cause de ses jambes qu’il avait de travers.

Ce Pelo Halluin… mais c’est de frère Eustache que je veux vous entretenir, mon bon seigneur.

—    Que vous disais-je ? murmura Aubry à l’oreille de monsieur Hue.

Le vieillard se prit à sourire. Il paraît qu’Aubry lui avait déjà parlé du digne frère Bruno et de ses histoires.

—    Donc, reprit ce dernier, frère Eustache était alors un jeune gars, éveillé comme un ver luisant…

—    Assez ! frère Bruno, interrompit monsieur Hue.

Le pauvre moine s’arrêta court.

—    Aurai-je offensé mon bon seigneur ? balbutia-t-il.

—    Assez ! vous dis-je, je vous permets de rester ici avec nous.

Bruno frappa ses mains l’une contre l’autre et poussa un long cri de joie.

—    Mais à une condition, ajouta Maurever.

—    Laquelle, monseigneur, laquelle ?

—    C’est que, pendant votre séjour, vous ne raconterez pas une seule histoire.

—    Ah ! s’écria le moine en riant de tout son cœur; voilà, par exemple, qui n’est pas difficile ! Croyez-vous que je sois un bavard, Seigneur Dieu ! Cela me rappelle une aventure qui m’arriva en l’an quarante-quatre dans une auberge de la Guerche. Nous étions trois : mon cousin Jean, Michel Legris et moi. Je dis à Michel Legris : Michel, mon fils, as-tu ouï conter l’aventure du gruyer-juré de Lamballe qui…

Il fut interrompu par un éclat de rire que poussa en chœur toute l’assistance. Pourquoi riait-on ? Frère Bruno ne le devina point.

—    Si vous aviez attendu un petit peu, dit-il, c’est mon histoire qui vous aurait fait rire !

Le chevalier Méloir, enfermé dans la prison d’Aubry, supporta d’abord assez gaiement son infortune. Il était philosophe. Le pis-aller, c’était quelques heures passées dans ce fâcheux état.

Mais les heures se succédaient et la philosophie du chevalier Méloir s’usait. Il était environ dix heures du matin quand Aubry lui avait emprunté de force son costume. Midi sonna au beffroi du monastère. Puis une heure, puis deux heures, puis trois.

Sarpebleu ! le chevalier Méloir perdait patience.

S’il n’avait pas eu ce diable de bâillon, il aurait appelé; mais son bâillon était très bien attaché.

Ses jambes seules étaient libres. Il s’en servit d’abord pour arpenter son cachot étroit à grands pas, puis pour lancer des coups furieux dans le chêne de la porte.

Mais c’est bien le moins que les prisonniers aient le droit de passer leur mauvaise humeur sur les portes ou les murs de leurs cabanons.

Des coups de pieds du chevalier Méloir personne ne s’inquiétait.

Vers quatre heures de l’après-midi, une clef tourna pourtant dans la serrure.

—    Eh bien ! Bruno ! dit une voix sur le seuil, est-ce toi qui fais tout ce tapage ? Pourquoi tes clefs sont-elles au dehors ?… Mais Bruno n’est pas là… où est-il ?

Le malheureux Méloir n’avait garde de répondre. Il se mit au-devant du nouveau venu qui était frère Eustache, et qui pensa :

—    Bruno a lié les mains du prisonnier avec une corde et lui a mis un bâillon sur la bouche… c’est peut-être parce qu’il est enragé.

Méloir poussait des sons inarticulés sous son bâillon.

—    Bien sûr qu’il est enragé ! reprit Eustache; je voudrais bien savoir ce qu’il a fait du pauvre Bruno !

Eustache était partagé entre l’envie de faire retraite et le désir de savoir.

La curiosité finit par l’emporter.

Il s’approcha de Méloir et lui dit :

—    Ne me mordez pas, l’homme, ou je vous assomme avec mon trousseau de clefs.

Cette précaution oratoire une fois prise, il détacha le bâillon du chevalier.

—    Votre Bruno, s’écria aussitôt Méloir, qui écumait de rage, votre Bruno est un coquin; vous aussi et tous ceux qui habitent ce monastère maudit. Jour de Dieu ! nous verrons si monseigneur François de Bretagne ne tirera point vengeance de cette indignité !

—    Messire, dit Eustache étonné, n’est-ce point monseigneur François de Bretagne qui vous fait détenir en cette prison ?

Méloir le poussa violemment au lieu de répondre, monta les escaliers quatre à quatre, et força l’entrée du réfectoire où le procureur de l’abbé dînait au milieu de ses moines.

Méloir montra ses mains liées, et demanda raison au nom du duc de Bretagne. Guillaume Robert le regarda en face.

—    Je vous ai déjà vu dans le chœur de la basilique, messire, dit-il froidement, le jour où le fratricide fut confondu devant Dieu et devant les hommes.

—    Le fratricide ! répéta Méloir qui recula stupéfait; est-ce de monseigneur François que vous parlez ainsi ? Guillaume Robert ne répondit point.

—    Déliez les mains de cet homme, dit-il; si le village qu’il a incendié hier était de Normandie au lieu d’être de Bretagne, je fais serment qu’il ne sortirait pas vivant du monastère de Saint-Michel !

—    Un village incendié ! balbutia Méloir.

—    Va-t’en ! lui dit encore le procureur; ton duc a le pied droit dans la tombe. Je prie Dieu qu’il lui inspire des sentiments de pénitence.

—    Il faut, en effet, que monseigneur François de Bretagne soit aux trois quarts mort et un peu plus, pour que ce moine parle de lui en ces termes, pensa Méloir; j’ai gâté ma partie, le diable soit de moi !

En arrivant dans la cour, il trouva ses hommes d’armes qui l’attendaient.

Comme il allait passer la porte, son regard tomba sur deux ou trois douzaines de pauvres hères qui recevaient des aumônes de vivres sous la tour.

Parmi eux, il reconnut maître Gueffès, lequel faisait bois de toutes flèches et empochait bravement le pain de Dieu.

—    Viens avec moi, lui dit Méloir. Vincent Gueffès s’inclina et obéit. Méloir lui fit donner un cheval. On prit au galop la route du manoir de Saint-Jean. Pendant la route, Gueffès dit bien des fois à Méloir :

—    Mon cher seigneur m’a ordonné de le suivre, pourquoi ? Méloir ne répondait pas et restait enfoncé dans sa sombre rêverie.

Arrivé en terre ferme, il se tourna brusquement vers Gueffès :

—    C’est toi qui a mis le feu au village, dit-il.

—    Non, messire, ce sont vos braves soldats.

—    Ce doit être toi ! tu ne seras pas puni, si tu me dis où est Maurever.

—    Je dirais à mon cher seigneur où est Maurever, répondit Gueffès avec assurance, à condition qu’on me donnera : 1° cent écus d’or; 2° la tête de ce petit malheureux, Jeannin le coquetier; 3° la fille de Simon Le Priol, Simonnette, dont je prétends me venger quand elle sera ma femme.

Un conte de Paul Féval

La Fée des grèves

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Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

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