La Fée des grèves

Page: .46./.66.

Paul Féval

La Fée des grèves

Méloir arrêta son cheval et regarda Vincent Gueffès. Celui-ci ne baissa point les yeux. Méloir était pâle; des gouttes de sueurs perlaient à ses tempes.

—    C’est comme si je vendais mon âme à Satan, murmura-t-il; mais peu importe ! Tu auras les cent écus d’or, la tête du petit Jeannin et la jolie Simonnette.

—    Quels sont mes gages ?

—    Ma foi de chevalier que je te donne.

Vincent Gueffès aurait peut-être préféré autre chose, mais il n’osa pas le dire.

—    La foi d’un illustre chevalier tel que vous, répliqua-t-il, vaut toutes les garanties du monde.

Il toucha son cheval pour se mettre sur la même ligne que Méloir et reprit :

—    Le traître Maurever a maintenant de la compagnie. Les gens du village ont été le rejoindre, après que vos soldats… car ce sont bien vos soldats qui ont mis le feu, messire ! Moi, j’ai fait tout ce que j’ai pu pour les en empêcher…

—    Je m’en fie à toi, maître Vincent !

—    Je suis un homme de paix, messire, et cette catastrophe m’a gravement saigné le cœur. Nous trouverons donc, disais-je, auprès du traître Maurever, les manants du village de Saint-Jean, plus sa fille Reine, qui se moqua si bien de vous l’autre nuit, en coupant les cordons de votre escarcelle…

—    C’était Reine ! s’écria Méloir.

—    Elle aurait pu vous donner de votre propre dague dans la gorge, messire, et les rieurs seraient restés de son côté. Je continue : nous trouverons probablement aussi cette bouture de chevalier, messire Aubry de Kergariou.

—    Celui-là, que Dieu le confonde !

—    Amen ! mon cher seigneur ! En conséquence, ce n’est plus une meute qu’il nous faut, mais une armée.

—    Une armée ! dit Méloir en haussant les épaules, une armée pour réduire deux douzaines de patauds et quelques femmes. Sont-ils donc dans une forteresse ?

—    Oui, messire, répondit Gueffès.

—    Ils ne sont pas au couvent du mont Saint-Michel, je pense ! s’écria Méloir. Gueffès secoua la tête en ricanant.

—    Ma foi, répondit-il, s’ils n’y sont pas, c’est qu’ils n’y veulent point être; car votre duc François est terriblement en baisse parmi les bons moines. Mais, enfin, ils n’y sont pas. Seulement, des murs du couvent qui dominent la ville, on les voit assez bien…

—    Ils sont à Tombelène !

—    Vous l’avez dit, messire. On les voit assez bien remuer leurs roches et clore leur enceinte. Il y a de bons bras parmi eux, mon cher seigneur, et de bonnes têtes, car leur petit fort prend tournure.

—    Hommes d’armes ! cria Méloir : au galop !

Les lourds chevaux frappèrent le sable en mesure. On passait devant le bourg de Saint-Georges.

Gueffès, quoique un peu maquignon, n’était pas un écuyer de première force.

Il se prit à la crinière de sa monture et galopa ainsi aux côtés de Méloir.

Plusieurs fois il voulut poursuivre la conversation, mais le mouvement de son cheval et le vent de la grève lui coupaient la parole.

Quand la cavalcade traversa le lieu où le pauvre village de Saint-Jean élevait naguère ses huit ou dix chaumines, Méloir détourna la tête.

Vincent Gueffès pensait :

—    Toutes ces bonnes gens se moquaient de moi. On riait quand je passais. Les enfants disaient : voici venir la mâchoire du Normand… la mâchoire avait des dents, elle a mordu, voilà tout.

Et il regardait les places noires qui marquaient l’incendie. C’était un coquin sans faiblesse, n’ayant pas plus de nerfs que de cœur. Placé comme il faut, au temps qui court, il eût été loin, ce maître Vincent Gueffès ! La troupe de Méloir était campée maintenant dans la cour du manoir de Saint-Jean. Les hommes d’armes occupaient la salle où nous avons assisté à ce triomphant souper de la première nuit. Les choses avaient beaucoup changé depuis lors, à ce qu’il paraît, bien qu’on ne fût séparé de ce fâcheux souper que par quarante-huit heures à peine.

Dans la cour, les soudards et archers vous avaient une contenance mélancolique. Bellissan, le veneur, lui-même grondait, sans motif aucun, ses grands lévriers de Rieux.

Il était pourtant arrivé dans la journée sept ou huit lances de Saint-Brieuc avec leur suite.

—    Holà, qu’on se prépare à partir ! cria Méloir en entrant dans la cour.

D’ordinaire, ce commandement trouvait tous les soldats alertes et joyeux. Ce soir, ils s’ébranlèrent lentement et comme à contrecœur.

Était-ce conscience de leur méfait de la nuit précédente ? On n’oserait point l’affirmer. En tout temps, le soldat se pardonna bien des choses à lui-même, mais ces hommes d’armes qui venaient d’arriver apportaient des nouvelles.

La main de Dieu était sur le duc François de Bretagne.

Tout le monde l’abandonnait à la fois.

Et tout le monde attendait avec une sévère impatience le moment fatal, fixé par la citation de monsieur Gilles.

Personne, d’ailleurs, ne doutait que François ne dût aller, avant quarante jours écoulés, devant le terrible tribunal où l’appelait son frère.

Car, l’histoire, si variable en ses autres enseignements, ne s’est jamais démentie sur ce fait : les princes à qui la Pensée religieuse a déclaré la guerre sont perdus :

Soit qu’une excommunication tombe sur leur tête rebelle des hauteurs du Vatican, soit que la conscience populaire se mette aux lieu et place des foudres de l’Église.

Ici, c’était la voix du sépulcre qui s’était élevée, et la voix des morts, comme la voix du pape ou la voix du peuple, est la voix de Dieu.

Paul Féval

La Fée des grèves

Page: .46./.66.

Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

Copyright © 2005-2007 Pascal ZANARDI, Tous droits réservés.