La Fée des grèves

Page: .48./.66.

Paul Féval

La Fée des grèves

À Tombelène, on avait dîné gaiement, car la gaieté se fourre partout, même dans une retraite de proscrits. Seulement, il y avait là tant de bouches largement fendues en communication directe avec d’excellents estomacs, qu’un seul repas suffit pour engloutir la presque totalité des provisions apportées.

Les quatre Gothon dévoraient. Les Mathurin étaient des gouffres. Quant aux Joson, il n’y avait guère que les Catiche qui mangeassent plus gloutonnement qu’eux.

Les Catiche étaient nées en juin, et Mathieu Laensberg dit :

« Femme née en juin aura le teint et les cheveux rouges, sera robuste, aimera la bonne chère, mais point le travail entre ses repas ».

Or, qui oserait prétendre que Mathieu Laensberg se soit trompé ou ait jamais trompé ?

La grande famille formée par tous les ménages de Saint-Jean réunis se prit à réfléchir en regardant les débris du festin.

Et le résultat des réflexions de chacun fut ceci :

—    Il n’y a pas de quoi faire un autre repas.

—    J’ai vu le temps, dit frère Bruno, répondant au sentiment général, le temps où nous prenions de beaux mulets (le “lupus” de Pline) au nord de Tombelène. L’abbé Gontran, un rude amateur de poissons, les appelait des surmulets, et à cet égard, je sais une aventure…

—    Mais, se reprit-il précipitamment, monsieur Hue m’a défendu de conter des histoires !

—    Dites-nous plutôt comment nous prendrions bien des mulets ! s’écria le petit Jeannin.

—    Avec des filets, mon fils, c’est bien simple.

—    Mais où prendre des filets ?

—    Voilà, mon garçonnet, ou j’en voulais venir. Nous n’avons pas de filets, par conséquent, nous ne pouvons prendre de mulets ou surmulets, suivant l’abbé Gontran, en latin “lupus”.

—    C’est bien la peine de nous mettre l’eau à la bouche, s’écrièrent trois Gothon.

Le quatrième dormait, comme font encore de nos jours beaucoup de Gothon, tout de suite après la soupe.

—    Ah, ah ! dit le frère Bruno, on est goulu sur la côte bretonne; je sais bien ça, et l’histoire de Toinon Basselet, la mailletière, le prouve du reste !

—    Voyons l’histoire de Toinon la mailletière, crièrent en chœur les filles et les gars.

Pour la première fois de sa vie, le frère Bruno comprit le mystérieux plaisir de la résistance. Pour la première fois de sa vie, il put entrevoir la valeur que donne à une chose ou à un homme le « se faire prier », cette qualité qui est le seul mérite de tant d’esprits graves et de tant de chanteurs légers !

D’ordinaire, quand il voulait conter, on lui coupait la parole.

Aujourd’hui qu’il était muet, on le suppliait d’ouvrir la bouche.

On s’instruit à tout âge. Le frère Bruno, qui était un homme avisé, fit peut-être son profit de cette leçon. Nos renseignements, recueillis sur les lieux mêmes, ne nous donnent, néanmoins, aucune certitude à cet égard.

—    Je vous dirai l’histoire de Toinon la mailletière à la veillée de la mi-août, répliqua-t-il; et quant aux mulets ou surmulets, le nom n’y fait rien, je sais quelque chose qui les remplacerait avec avantage.

—    Quoi donc ? quoi donc ?

—    Sautés dans le beurre frais, avec ciboule, persil, casse-pierre et civettes à la reine, les lapins de Tombelène sont un manger de chevalier.

—    Chassons le lapin ! s’écria Jeannin. Chacune des quatre Gothon pensa au fond de son cœur :

—    Je mangerais bien du lapin ! Scholastique, depuis qu’elle avait atteint l’âge de garder les oies, avait envie de manger du lapin !

Le petit Jeannin s’était levé, fier comme Artaban, et enjambait déjà le mur d’enceinte, l’arbalète à la main.

—    Attends, mon fils, attends ! dit le frère Bruno; les lapins de Tombelène sont bons, c’est vrai, mais il n’y en a plus, depuis que les Anglais ont tenu garnison dans l’île.

—    Oh ! les coquins d’Anglais ! gronda le chœur.

—    Ils aiment le gibier comme s’ils étaient des chrétiens, repartit Bruno, le mieux est de gratter le sable pour trouver des coques, si nous voulons souper ce soir.

—    Nous autres, ça ne fait pas grand-chose, dit Jeannin, qui n’obtint point cette fois l’approbation des Gothon; mais monsieur Hue, mademoiselle Reine et Simonnette ne doivent manquer de rien. Hé ! ho ! les Mathurin ! aux coques ! aux coques !

—    Eh bien ! se disait le bon moine convers, je raconterai cette histoire-là : Le petit Jeannin du village de Saint-Jean, sous la ville de Dol, qui portait une peau de mouton comme saint Jean-Baptiste… en l’an cinquante…

Ces détails principaux se gravaient dans un des mille casiers de sa redoutable mémoire. C’était de la matière pour plus tard.

Les Mathurin, Bruno et Jeannin sortirent de l’enceinte pour aller chercher des coques au revers de Tombelène.

Pendant cela, Aubry était seul avec le vieux sire de Maurever dans la tour démantelée. À deux pas de là, dans un angle saillant de l’ancienne ligne des murailles, Jeannin avait bâti à l’aide de pierres et de planches apportées par le flot, une petite cabane où Reine et Simonnette étaient assises l’une auprès de l’autre.

Simon Le Priol, sa femme Fanchon et le reste de l’émigration s’abritaient du mieux qu’ils pouvaient et faisaient leurs préparatifs de nuit.

—    Mon fils, disait le vieux Maurever à Aubry, ce me fut un grand crève-cœur, quand je vous vis jeter votre épée aux pieds de notre seigneur François. C’était pour l’amour de Reine qui est ma fille que vous faisiez cela, et je pensais : Me voilà, moi, Hugues de Maurever, chevalier breton, qui enlève une bonne épée à mon duc de Bretagne !

—    Monsieur mon père, répondit Aubry, ce que je fis ce jour-là, tous les nobles du duché le feront demain. Maurever courba sa tête blanche.

—    Alors, puisse Dieu m’épargner le châtiment que j’ai mérité peut-être ! murmura-t-il. Et comme Aubry le regardait, étonné, le vieillard reprit :

—    J’ai cru faire mon devoir, mais le crime de l’homme est entre l’homme et Dieu. Le crime ne change pas le droit de notre seigneur duc à qui appartient la vie de notre corps. J’ai mal fait, mon fils Aubry, j’ai mal fait, j’ai mal fait !

Il se frappa la poitrine durement.

—    J’aurais dû rester à genoux sur la dalle du chœur, continua-t-il, et tendre mes vieilles mains aux fers. Au lieu de cela, traître que je suis, j’ai pris la fuite parce que je devinais derrière son voile de deuil le doux visage de Reine, ma fille, et que je voulais l’embrasser encore.

—    Vous ! un traître ! s’écria Aubry; vous, le saint et le loyal !

—    Tais-toi enfant ! tais-toi ! ne blasphème pas ! Oui, je suis un traître, et Dieu m’a puni en livrant aux flammes les demeures de mes vassaux de Saint-Jean. Dans ma solitude, n’ai-je pas entendu comme un écho funeste ? Coëtivy est mort devant Cherbourg, Coëtivy, notre grand homme de guerre ! Ainsi s’en vont les Bretons vaillants, laissant leurs dépouilles dans les champs de la Normandie. Je te le dis, Aubry, je te le dis : la Bretagne commence son agonie dans la victoire, comme le duc François lui-même. Un vent souffle de l’est, qui sera une tempête. La France allongera son bras de fer… et l’on dira : « C’était autrefois une noble nation que la Bretagne… »

Aubry ne comprenait pas.

Maurever poursuivait avec une exaltation croissante, les cheveux épars et les yeux au ciel :

—    Maudit soit, entre tous les jours maudits, le jour où tu mourras, ô Bretagne ! Maudite soit la main qui touchera l’or de ta couronne ducale ! Maudit soit le Breton qui ne donnera pas tout son sang avant de dire : « le roi de France est mon roi ! »

—    Où est-il, ce Breton ? s’écria Aubry. Maurever le regarda d’un air sombre.

—    Tu es jeune; tu verras cela ! dit-il; une malédiction est sortie de cette tombe où dort monsieur Gilles. Tu verras cela ! Nantes, la riche, et Rennes, l’illustre, et Brest, et Vannes, et le vieux Pontivy, et Fougères, et Vitré, seront des villes françaises.

—    Jamais !

—    Bientôt ! Il mit sa tête entre ses mains et ne parla plus. Aubry n’osait l’interroger. Au bout de quelques minutes, le vieillard s’agenouilla devant sa croix de bois et pria. Quand il eut achevé sa prière, il se retourna vers Aubry qui demeurait immobile à la même place.

—    Enfant, dit-il, si nous étions seuls tous les deux, je te prendrais par la main et nous irions ensemble vers notre seigneur, lui porter notre vie. Mais nous ne sommes pas seuls. Et peut-être vaut-il mieux que cela soit ainsi, car le sang ne lave pas le sang, et l’esprit de révolte s’exalterait davantage tout autour de nos têtes tranchées. Nous allons être attaqués, sans doute : fais suivant ta conscience; moi, je laisserai mon épée dans le fourreau.

—    Moi, je défendrai Reine ! s’écria Aubry, fallût-il mettre en terre Méloir et tous ses hommes d’armes. Maurever croisa ses bras sur sa poitrine.

—    Nous en sommes là, dit-il, chacun pour soi !… Et qui sait si ce n’est pas la loi de l’homme !

Paul Féval

La Fée des grèves

Page: .48./.66.

Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

Copyright © 2005-2007 Pascal ZANARDI, Tous droits réservés.