La Fée des grèves

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Paul Féval

La Fée des grèves

Reine de Maurever et Simonnette étaient comme pétrifiées.

Au moment où Reine, qui se remit la première, ouvrait la bouche pour jeter un cri d’alarme, une main de fer la saisit par derrière.

Un homme de haute taille, que l’obscurité revenue l’empêchait de reconnaître, était debout à ses côtés.

—    Silence ! murmura-t-il.

—    Mon père ! dit Reine. Les formes noires continuaient de ramper sur le sable.

—    Où est Aubry ? demanda Reine, dont le souffle s’arrêtait dans sa poitrine.

—    Il dort.

—    Et les gens du village ?

—    Ils dorment. L’homme qui était au bas de la muraille, en dehors de l’enceinte, commençait à escalader. On l’entendait ficher sa dague entre les pierres et monter.

—    Fillette, dit le vieux Maurever à Simonnette, va éveiller les tiens, mais ne fais pas de bruit.

Simonnette se glissa le long du mur et disparut. Elle pensait :

—    Mon pauvre Jeannin qui est en dehors !

—    Toi, dit Maurever à Reine, va éveiller Aubry dans la tour.

—    Vous resterez seul, mon père ?

—    Je resterai seul.

—    Tirez au moins votre épée.

—    J’ai juré par le nom de Dieu que je ne tirerais pas mon épée.

—    Mais cet homme qui est dehors monte, monte !

—    Il descendra. Va, ma fille. Reine obéit. En ce moment, la tête de l’assiégeant dépassa la muraille. Il jeta un regard au-dedans de l’enceinte. La nuit était obscure à cause des nuages opaques et lourds qui couvraient la lune levante. L’homme d’armes ne vit rien. Il se tourna du côté de la grève et dit tout bas :

—    Avancez ! Les objets noirs qui rampaient sur le sable accélérèrent aussitôt leur mouvement. Il y avait du temps déjà que monsieur Hue de Maurever voyait ces taches noires sur le sable. Pendant qu’il faisait sa prière, Aubry, succombant à la fatigue de trois nuits passées au travail, s’était endormi. Le vieillard, à genoux devant sa croix de bois, prolongeait son oraison, parce qu’il y avait eu en lui un doute poignant et un cruel remords.

Son œil, habitué à la vigilance, interrogeait la grève par l’une des meurtrières percées dans sa tour. Tout en priant, il veillait.

Longtemps il ne vit que l’ombre vague, du sein de laquelle s’élançait comme un géant debout la masse du monastère de Saint-Michel.

Aux croisées et meurtrières du couvent les lumières s’étaient éteintes l’une après l’autre, et le vent d’ouest avait apporté comme un écho perdu le son de la cloche du couvre-feu.

Ce fut alors que, pour la première fois, Hue de Maurever aperçut au loin, par une échappée de lune, l’approche menaçante de l’ennemi.

Car, pour un vieux soldat, il n’y avait point à s’y méprendre.

Chaque siècle a son défaut dominant. Le nôtre ne peut point, assurément, s’accuser d’un excès de courage chevaleresque. Mais en 1450, l’esprit des preux n’était point mort tout à fait. Tout homme de guerre, malgré le progrès de l’art des batailles, gardait un peu cette confiance orgueilleuse en sa vaillance isolée, qui était le fond même de l’ancienne chevalerie.

L’âge n’y faisait rien. Ces témérités n’allaient point mal aux cheveux blancs des vieillards.

Monsieur Hue de Maurever mit instinctivement la main à son épée, mais il la repoussa aussitôt à cause de son serment.

Il sortit de la tour sans songer à troubler le sommeil d’Aubry. On avait encore dix minutes. Aubry pouvait dormir.

Monsieur Hue fit le tour de l’enceinte et jeta un coup d’œil satisfait sur les défenses improvisées.

—    Ce moine conteur d’histoires est un précieux soldat, pensa-t-il; les limiers ébrécheront leurs dents contre ces pierres !

Il est arrivé ainsi derrière Reine et Simonnette au moment où les deux jeunes filles, paralysées par la terreur, cherchaient la force de crier au secours.

Maintenant, depuis que Simonnette et Reine n’étaient plus là, il restait seul, collé au mur de la cabane.

L’homme d’armes enjamba le parapet de l’enceinte, puis il chercha à s’orienter, tandis que ses compagnons montaient.

Comme il descendait le long de la cabane, Hue de Maurever lui mit brusquement la main sur la bouche. L’homme d’armes voulut crier. La main du vieux Hue était un fier bâillon : la voix de l’homme d’armes s’étouffa dans son gosier.

De son autre main, monsieur Hue le saisit à la ceinture et le souleva comme un paquet.

—    Or ça, dit-il, en se montrant sur le mur avec son fardeau, et en s’adressant à ceux qui grimpaient à l’escalade : Pensez-vous avoir affaire à de vieilles femmes endormies ? J’ai juré Dieu que je ne me servirais point de mon épée contre les sujets de mon seigneur François de Bretagne; mais avec des coquins tels que vous, pas n’est besoin d’épées : on vous chasse avec des ordures !

Ce disant, il lança le pauvre homme d’armes sur la tête des assaillants qui tombèrent pêle-mêle au pied du roc.

—    Oh ! le digne et brave seigneur ! s’écria le frère Bruno qui revenait avec un sac plein de coques; oh ! le joyeux soldat ! Voilà une histoire que je conterai longtemps !

Et faisant son travail mnémotechnique, il ajouta entre ses dents :

« En l’an cinquante, à Tombelène, Hue de Maurever, qui soutient un siège avec des ordures, contre des malandrins, lesquelles ordures sont une partie des malandrins eux-mêmes, que monsieur Hue prend à poignée et jette à la tête les uns des autres malandrins. »

L’alarme était cependant donnée. Tous les réfugiés étaient aux murailles. Les assiégeants tirèrent quelques coups d’arquebuse et s’enfuirent en désordre. L’homme d’armes qui avait servi de projectile fut emporté par ses compagnons. Aubry reconnut la voix de Méloir qui disait :

—    La nuit est longue. D’ici au soleil levant, nous avons le temps de leur rendre plus d’une fois la monnaie de leur pièce.

—    En vous attendant, mes bons seigneurs, cria frère Bruno, qui était debout sur la muraille, nous allons passer au réfectoire.

—    Je connais cette voix, dit Méloir en s’arrêtant. Conan !

un coup d’arquebuse à ce braillard. Un éclair s’alluma, et l’arquebuse de Conan retentit.

—    Oh ! le vilain, gronda Bruno en colère; il a troué mon froc tout neuf. Dis donc, poursuivit-il à pleine voix, toi qu’on appelle Conan, serais-tu pas du bourg de Lesneven, auprès de Landerneau ?

—    Juste ! répliqua Conan, qui rechargeait son arquebuse.

—    Eh bien nous sommes de vieux amis, Conan; si tu reviens, je te casserai la tête.

Second coup d’arquebuse. Frère Bruno dégringola et tomba dans l’enceinte.

—    Il a toujours bien tiré, ce Conan de Lesneven ! dit-il en essuyant sa joue qui saignait; un peu plus, il me coupait l’oreille. Allons ! les filles, faites bouillir les coques. Et vous, garçons, en sentinelles !

Hue de Maurever était rentré dans sa tour, refusant de prendre le commandement de la petite garnison.

Ce fut Aubry qui le remplaça.

Frère Bruno s’institua commandant en second. Il choisit pour écuyer le petit Jeannin, qui avait fourni les coques du souper et qui prit pour arme son long bâton de pêcheur, terminé par une corne de bœuf.

On établit les postes de combat. Hommes et femmes eurent de la besogne taillée en cas d’attaque. Et vraiment, il ne s’agit que de s’y mettre. Les Gothon étaient transformées en autant d’héroïnes, les Catiches frémissaient d’ardeur; Scholastique parlait de faire une sortie.

Vers une heure du matin, les assiégeants reparurent : mais ils ne venaient plus de la grève, où la mer était maintenant. Ils faisaient leurs approches par l’intérieur de l’île, du côté de la nouvelle enceinte, élevée à la hâte par le frère Bruno.

Il y avait dans le petit fort quatre ou cinq arbalétriers, dirigés par Julien Le Priol. Le vieux Simon combattait dans cette escouade.

Reine, Fanchon et Simonnette étaient seules dispensées de mettre la main à l’œuvre.

Encore, Simonnette se trouvait-elle plus souvent aux murailles que dans la cabane, parce qu’elle voulait voir travailler le petit Jeannin.

Un conte de Paul Féval

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Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

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