— Paul Féval —

Page: .53./.66.

Paul Féval

La Fée des grèves

De tous les gens rassemblés dans la petite forteresse de Tombelène, il n’y en avait qu’un seul qui gardât ses yeux ouverts.

C’était monsieur Hue. Pendant tout le reste de la nuit, on eût pu le voir faire sentinelle autour de l’enceinte, désarmé, tête nue, la prière aux lèvres. Le crépuscule se leva. Le mont Saint-Michel sortit le premier de l’ombre, offrant aux reflets de l’aube naissante les ailes d’or de son archange; puis les côtes de la Normandie et de Bretagne s’éclairèrent tour à tour. Puis encore une sorte de vapeur légère sembla monter de la mer qui se retirait et tout se voila, sauf la statue de saint Michel qui dominait ce large océan de brume. Hue de Maurever était debout et immobile du côté de l’enceinte où l’escalade nocturne avait eu lieu. En dedans des murailles, il y avait trois cadavres; il y en avait cinq au dehors. Hue de Maurever pensait :

—    Huit chrétiens ! huit Bretons mis à mort à cause de moi ! Quand on s’éveilla dans la forteresse, monsieur Hue dit :

—    Je ne passerai point une nuit de plus ici. Il y a eu trop de sang de répandu déjà. Quand viendra la brume, j’irai sur la côte de Normandie, qui voudra me suivra.

Hue de Maurever était de ces hommes à qui on ne réplique point.

Pourtant Aubry fit cette objection :

—    Si Reine est trop faible pour le voyage ?

—    On la portera, dit monsieur Hue.

—    Voilà qui est bien, mon bon seigneur, reprit le frère Bruno avec respect; vous regardez mon bras et ma cuisse, c’est de la charité de votre part. Mon bras et ma cuisse sont en bon bois, Dieu merci, comme on dit, et dans une semaine il n’y paraîtra plus. J’avais justement besoin d’une saignée contre l’apoplexie qui me guette. Quant à passer en Normandie, nous y sommes, et ces coquins, en tirant l’épée sur le territoire du roi Charles, ont soulevé un casus belli, comme parlerait messire Jean Connault, notre prieur, qui est un grand politique, mais ils ne s’en inquiètent guère. M’est-il permis de donner un humble conseil ?

—    Donne, l’ami, répliqua monsieur Hue, quoique j’eusse aimé voir l’esprit des batailles sous un autre habit que le tien.

—    Eh, Monseigneur ! chacun fait comme il peut, murmura frère Bruno; je suis valet de moines et non point moine, n’ayant pas été admis encore à prononcer mes vœux. D’ailleurs, quand madame Jeanne d’Arc sacra le roi dans Reims, on ne lui reprocha point son habit, que je sache ! Mon conseil, le voici : les grèves, par ce troisième quartier de la lune junienne, sont aussi claires que le jour, et souvent davantage. En cette saison, les brouillards sont diurnes, et si j’avais à prendre la fuite, je ne choisirais certes pas les heures de nuit.

—    Quel moment choisirais-tu ?

—    L’heure où nous sommes.

—    Où penses-tu que soit l’ennemi ?

—    L’ennemi n’aura pas laissé un seul traînard à Tombelène. Il est à son repaire de Saint-Jean, de l’autre côté des grèves, ou bien il se cache parmi les rochers qui sont autour de la chapelle Saint-Aubert, à la pointe du mont Saint-Michel. Si mon digne seigneur me le permet, j’ajouterai une autre considération…

—    Parle, mais parle vite.

—    Je peux bien dire que je n’ai point le défaut de bavardage. La considération que je voulais ajouter est celle-ci : ils ont une meute qui fera merveille après vous par la nuit claire, tandis que chacun sait bien que les lévriers, comme les limiers et autres chiens de courre, perdent les trois quarts de leur flair dans la brume.

—    Je n’ai jamais ouï parler de cette meute, dit monsieur Hue. Aubry s’approcha.

—    Monsieur mon père, répliqua-t-il, tout ce que vient d’avancer le brave frère Bruno est la vérité même. Il connaît les grèves mieux que nous, et je crois que nous pourrions, à la faveur du brouillard…

—    Mais si le brouillard se lève ? objecta Maurever.

Bruno monta sur le mur, afin d’examiner l’atmosphère attentivement.

—    Le vent est tombé, dit-il; la mer baisse, nous en avons jusqu’au flux.

—    Soit donc fait suivant cet avis, conclut Maurever; allons visiter ma fille.

Aubry n’avait pas attendu si longtemps pour cela. Quand il avait pris la parole pour soutenir l’avis du moine convers, c’est qu’il avait déjà rendu visite à Reine.

Reine était un peu pâle, mais sa blessure, assez légère, ne pouvait réellement faire obstacle au départ.

Son père la trouva souriante et gaie, faisant ses préparatifs qui ne devaient pas être bien longs.

Monsieur Hue planta la croix de bois qui lui avait servi pour ses dévotions au point culminant du roc de Tombelène. Nous ne pouvons dire qu’elle y soit encore, mais le petit mamelon qui est au versant occidental du mont porte de nos jours le nom de Croix-Mauvers.

Le frère Bruno songeait bien un peu à déjeuner, seulement, c’était peine perdue. La brume s’épaississait. Il fallait profiter de l’occasion.

Comme on allait se mettre en marche, Simonnette entra dans la tour avec son père, sa mère et le petit Jeannin, qu’elle tenait par la main.

—    Que voulez-vous, bonnes gens ? demanda monsieur Hue.

—    Monseigneur, répondit le vieux Simon, vous nous connaissez bien, nous sommes vos vassaux fidèles, les Le Priol, du village de Saint-Jean. Notre fille Simonnette que voilà est fiancée au jeune gars Jeannin.

—    Ce n’est pas le moment… commença Maurever.

—    C’est étonnant, pensa frère Bruno, comme il y a des gens qui sont verbeux !

—    Je ne veux pas vous parler de fiançailles, Monseigneur, reprit Simon; mais le jeune Jeannin est venu à nous et nous a fait part d’une bonne idée qu’il a pour le salut de mademoiselle Reine, notre maîtresse, et nous l’amenons, bien qu’il ne soit point votre vassal. Parle, mon fils Jeannin.

Jeannin était rouge comme une pomme d’api.

—    Voilà, dit-il, en tournant son bonnet dans ses doigts; on assure que c’est pour la demoiselle que le chevalier Méloir fait tout ce tapage-là. Dans le brouillard, qui sait ce qui peut arriver ? Moi, j’ai pensé : j’ai les cheveux comme la demoiselle, et ma barbe n’est pas encore poussée. Je pourrais bien mettre les habits de la demoiselle, et alors, en cas de malheur, ils me prendraient pour elle…

—    Et s’ils te tuaient, enfant ! dit Maurever.

—    Oh ! ça pourrait arriver, répliqua Jeannin en souriant, car ils seraient en colère de s’être trompés. Mais ça ne fait rien.

—    Je vous dis que c’est un vrai bijou, ce Peau-de-Mouton ! s’écria Bruno enthousiasmé.

—    La demoiselle serait sauvée, reprit Jeannin, voilà le principal.

Reine de Maurever et le vieux Hue lui-même voulurent s’opposer à ce déguisement, mais il y eut contrainte, parce qu’Aubry fit un signe.

Toutes les filles, Simonnette en tête (elle avait pourtant la larme à l’œil), s’emparèrent de Reine, Jeannin passa derrière le mur.

L’instant d’après, Reine revint vêtue de la peau de mouton. Jeannin, lui, avait le costume de la Fée des Grèves. Et il était joli comme un cœur, au dire de toutes les Gothon !

Il arrangea le voile de dentelles sur ses cheveux blonds, envoya un baiser à Simonnette, qui riait et qui pleurait, et franchit le premier l’enceinte pour entrer en grève.

Un conte de Paul Féval

La Fée des grèves: conte breton

Page: .53./.66.

Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

Copyright © 2005-2007 Pascal ZANARDI, Tous droits réservés.