— Paul Féval —

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Paul Féval

La Fée des grèves

Un quart d’heure à disparaître !

Certes, il est difficile de se représenter une plus terrible agonie !

Car une fois que les jambes sont prises à une certaine hauteur, les efforts de l’homme le plus robuste sont vains et ne servent qu’à hâter l’immersion complète.

Le corps fait son trou lentement… lentement !

Le sable monte, emprisonnant les membres, moulant chaque pli de la chair, les jambes, le torse, la tête.

On dit encore, car il y a bien des on-dit sur ces côtes, qu’il suffirait d’étendre ses deux bras en croix pour arrêter la submersion à la hauteur des aisselles. Mais la mer est là-bas. Un demi-pied de mer va noyer cette pauvre tête qui respire encore au-dessus des sables.

Ce bruit qui avait arrêté le chevalier Méloir dans sa marche, les fugitifs l’avaient entendu tout comme lui.

Quand la cavalcade se fut éloignée, le petit Jeannin prit la parole avec précaution.

—    Jamais je n’avais vu d’animal pareil ! dit-il.

—    Quel animal ? demanda Aubry.

—    Voyez ! répliqua Jeannin. Mais il n’était pas facile de voir.

Aubry s’approcha en tâtonnant, et sa main rencontra le corps tout chaud d’un énorme lévrier blanc et noir qui était étendu sur le sable.

—    Maître Loys était plus grand et plus beau que cela, murmura-t-il.

—    Quand Méloir a dit à son veneur de découpler les chiens, reprit Jeannin, celui-là qui était sous le vent de moi n’a fait qu’un bond et m’a pris à la gorge en grondant, mais je me méfiais. J’avais la main sur mon couteau que je lui ai plongé entre les côtes.

—    Et tu n’as pas poussé un cri, petit homme ! dit Aubry en lui frappant sur l’épaule; c’est bien, tu feras un maître soldat ! Jeannin rougit de plaisir.

Quelque part, dans le brouillard, Simonnette était là qui devait entendre.

—    Oui, oui, dit frère Bruno, Peau-de-Mouton sera un fier soldat, c’est vrai. Il a tué un chien, à ce que je comprends, mais il en reste onze, et si monsieur Hue veut me permettre de parler, je vais donner un bon conseil.

—    Parle, répliqua le vieux Maurever, que ces divers événements semblaient préoccuper très peu.

—    Parle ! grommela Bruno; le vieux seigneur est dans ses méditations jusqu’au cou. Et les méditations, c’est comme les tangues, on s’y noie ! mais il ne m’appartient pas de juger un seigneur.

—    Eh bien ? fit monsieur Hue.

—    Voilà ! maintenant il s’impatiente parce que je ne parle pas assez vite. Eh bien ! messire, reprit-il tout haut, je déclare que je vous regarde comme notre chef, tant à cause de votre âge respectable que pour le titre de chevalier banneret que vous avez…

—    Incorrigible bavard ! interrompit Maurever.

—    Ah ! par exemple ! s’écria Bruno en colère, depuis cinquante-deux ans que je vis, et je pourrais dire cinquante-trois ans, vienne la Saint-Mathieu, car je suis né trois ans avant le siècle, oui-da ! et mes dents ne branlent pas encore, voici la première fois qu’on m’appelle bavard ! Mais c’est égal, je n’ai pas de rancune : mon bon conseil, je vous le donne gratis et pro Deo, comme disait Quentin de la Villegille, porte-lance de Mr le connétable. Les soudards et cavaliers de ce Méloir sont maintenant à Tombelène ou bien près, pas vrai ? Eh bien ! quand ils vont voir les oiseaux dénichés, ils seront de méchante humeur. Ils ont des chiens et les chevaux vont plus vite que les hommes. Les chiens n’ont guère de nez dans le brouillard, c’est le veneur lui-même qui l’a dit; mais on leur mettra le museau dans nos traces fraîches, et alors…

—    C’est vrai ! s’écria Aubry.

—    Bon ! bon ! fit Bruno; maintenant, chacun va me couper la parole, je m’y attendais !

—    Que faire ? demanda Maurever.

—    Voilà ! J’ai vu plus d’une poursuite dans les grèves. Olivier de Plugastel, chevalier, seigneur de Plougaz, échappa aux Anglais tenant garnison à Tombelène, pas plus tard qu’en l’an quarante-deux, en suivant le cours de cette rivière où nous sommes. L’eau qui coulait sur le sable effaçait, à mesure, la trace de ses pas.

—    Suivons donc la rivière ! dit Aubry.

—    La rivière, en descendant, est pleine de lises, fit observer Jeannin; en remontant, elle nous mène dans la partie la plus dangereuse des grèves. Et si nous ne nous hâtons pas de gagner la terre, ce brouillard se lèvera. Nous resterons à découvert au milieu des grèves.

Cela était si complètement évident, que personne n’y trouva de réplique. Le frère Bruno lui-même se gratta l’oreille et ne répondit point.

—    Marchons à reculons, reprit Jeannin, le plus vite que nous pourrons. Le veneur collera son œil contre terre et voudra connaître nos traces. Ils font toujours comme cela. Quand le veneur aura connu nos traces, il voudra mettre sa raison à la place de l’instinct des chiens, et nous serons sauvés.

—    Oh ! Peau-de-Mouton ! Peau-de-Mouton ! s’écria Bruno, tu ne vivras pas : tu as trop d’esprit ! Allons ! vous autres, à reculons !

On se remit en marche, selon l’avis du petit coquetier. — Dix ou douze minutes se passèrent, — Maurever avait de nouveau commandé le silence.

Au bout de ce temps, Bruno quitta son poste d’arrière-garde, et, sans dire un mot cette fois, traversa toute la troupe pour se rapprocher de Jeannin.

Sans le brouillard, on aurait pu voir sur la figure du frère convers une inquiétude grave. Et il ne fallait pas peu de chose pour produire cet effet-là !

—    Où es-tu, petit ? demanda-t-il à voix basse, quand il se crut auprès de Jeannin.

—    Ici, répliqua ce dernier.

Bruno s’avança encore jusqu’à ce qu’il pût lui prendre la main.

—    Es-tu bien sûr du chemin que tu suis ? dit-il.

—    Non, répondit Jeannin, dont la main était froide et la respiration haletante; depuis deux ou trois minutes je vais à la grâce de Dieu.

—    Où crois-tu être ?

—    À l’orient du Mont.

—    Moi, je crois que nous sommes à l’ouest; la tangue mollit; le vent vient de l’ouest, et si nous étions de l’autre côté, nous ne le sentirions guère.

—    C’est vrai. Tournons à gauche.

—    Avertis, au moins, avant de tourner.

—    Tournons à gauche ! répéta Jeannin à haute voix. Il n’y eut point de réponse. Jeannin pâlit et se prit à trembler.

—    Monsieur Hue ! dit-il doucement d’abord. Puis il cria de toute sa force :

—    Monsieur Hue ! Le silence ! Sa voix tremblait comme si elle eût rencontré au passage un obstacle inerte et sourd. Il était arrivé ceci : Tout en parlant et sans y songer le frère Bruno et Jeannin s’étaient arrêtés. Pendant cela, les fugitifs, continuant leur route, avaient passé à droite ou à gauche, et ils étaient loin déjà. Les bras de Jeannin s’affaissèrent le long de ses flancs.

—    Simonnette ! et la demoiselle ! murmura-t-il.

—    Allons, petit ! du courage ! reprit Bruno; si l’un de nous les retrouve, cela suffira; prends à gauche; moi j’irai à droite. Et des jambes !

Ils s’élancèrent chacun dans la direction indiquée. Deux minutes après, il leur eût été impossible de se retrouver mutuellement. Vers ce même instant, Méloir et ses hommes d’armes arrivaient à Tombelène qu’ils avaient manqué plusieurs fois dans le brouillard. Bruno avait deviné juste. Dès que Méloir reconnut que les fugitifs avaient quitté leur retraite, il mit ses lévriers sur leur trace, et ouvrit la chasse gaiement.

—    Par mon patron, dit-il; j’aime mieux la chose ainsi ! nous allons les forcer comme des lièvres en plaine.

Péan, Kerbehel, Hercoat, Corson, Coëtaudon, suivis des archers et soudards à pied, s’élancèrent dans la voie. Bellissan, le veneur, tenait son meilleur lévrier en laisse et ouvrait la marche.

Un conte de Paul Féval

La Fée des grèves: conte breton

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Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

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