La Fée des grèves

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Paul Féval

La Fée des grèves

Le brouillard était toujours aussi intense, les hommes d’armes, montés sur leurs chevaux, ne voyaient point le sol; mais chacun d’eux tenait la laisse d’un lévrier et ils allaient en ligne droite, comme s’il eût fait beau soleil.

Les chiens s’arrêtèrent sur les bords de la rivière qui passe entre le mont Saint-Michel et Tombelène. Bellissan n’était pas homme à s’embarrasser pour si peu. Il passa l’eau et connut les traces nouvelles comme s’il se fût agi d’un cerf ou d’un sanglier, puis il caressa doucement son lévrier en disant :

—    Vellecy ! allez ! Le chien donna de la voix à bas bruit. La chasse recommença. Mais bientôt un obstacle d’un nouveau genre se présenta.

Nous ne voulons point parler de la marche à reculons. Ceci eût été bon peut-être pour tromper des hommes, mais les chiens vont au flair et ne raisonnent guère, les heureux !

À cause de quoi, ils ne commettent point d’erreurs.

L’obstacle dont il s’agit, c’était la divergence des routes suivies par le petit Jeannin d’abord, frère Bruno ensuite, et enfin le gros de la caravane.

Les chiens quêtèrent un instant, soufflant au vent, éternuant, reniflant, et attendant l’indication bonne ou mauvaise qui leur vient de l’homme, quand leur instinct fait défaut.

Mais ici les hommes étaient encore plus empêchés que les chiens.

Tout le monde mit pied à terre. On s’accroupit sur le sable, on regarda la tangue de près; on fit de son mieux.

On ne fit rien de bon.

La brume semblait se rire de tout effort.

Maître Vincent Gueffès, car il était là, maître Vincent Gueffès fut le premier qui se releva. Il avait le nez tout barbouillé de sable, tant il avait approché de la tangue ses yeux clignotants et gris.

—    M’est avis qu’ils se sont séparés en trois troupes, dit-il, volontairement ou par l’effet du hasard.

—    Après ? demanda Méloir.

—    Après, mon bon seigneur ? on prétend que le sire d’Estouteville a reçu ordre du roi de France de s’opposer à toute poursuite armée sur le territoire du royaume.

—    Qui prétend cela ?

—    De gens bien informés, mon cher seigneur. Le vieux Maurever est un matois. Il aura pris à gauche du Mont pour se trouver tout de suite le plus près possible de la protection française.

—    Oh ! hé ! cria Bellissan, le gros de la bande a pris à droite du mont Saint-Michel. Allez, chiens, allez !

Il pouvait y avoir du bon dans l’avis de maître Vincent Gueffès; mais le lévrier de Bellissan le veneur entraîna tous les autres, et maître Gueffès resta seul. Il s’arrêta un instant indécis.

Dans les sables, par le brouillard, il n’est pas permis de réfléchir.

Quand maître Vincent Gueffès se ravisa et voulut suivre la troupe de Méloir, il n’était déjà plus temps. Aucun bruit n’arrivait à son oreille.

Il tourna sur lui-même pour s’orienter ! Seconde imprudence.

Par le brouillard, dans les sables, il ne faut jamais tourner sur soi-même, à moins qu’on n’ait dans sa poche une boussole.

On perd, en effet, absolument le sens de la direction et dès qu’on l’a perdu, rien ne peut le rendre. Il n’y a là aucun objet extérieur qui puisse servir de guide. Les gens du pays égarés dans la brume se dirigent quelquefois, quand ils se voient réduits à ces extrémités, par l’inclinaison des paumelles ou petites rides de sable que le reflux laisse sur la grève. Ils ont remarqué que ces paumelles s’élèvent à pic du côté de la terre, et gardent au contraire du côté de l’eau une pente douce et presque insensible.

Mais outre que cette règle est fort loin d’être générale, il n’y a que certains endroits des grèves où le sable soit assez pur pour former ces paumelles.

La marne, qui est presque partout un des éléments de la tangue, résiste au flot et garde son plan.

Maître Gueffès était justement en un lieu où il n’y avait point de paumelles.

Il se baissa pour examiner les traces. Les traces se mêlaient maintenant en tous sens; chaque pas formait un trou arrondi dans ce sable mou et prompt à s’affaisser.

Maître Gueffès était absolument dans la position d’un homme qui joue à colin-maillard.

La bravoure n’était pas son fait.

Il eut peur, et se prit à courir en suivant au hasard une des lignes de pas qui partaient du centre où les deux troupes, les fugitifs d’abord, puis les hommes de Méloir, s’étaient successivement arrêtées.

Oh ! le pauvre Normand ! s’il avait su ce qui l’attendait au bout du chemin, il n’aurait pas couru si vite !

Il est notoire que la Fée des Grèves n’aime pas ceux qui doutent d’elle.

Il est connu que la Fée des Grèves étrangle volontiers dans un coin ceux qu’elle n’aime pas.

Les fées sont du reste presque toutes comme cela, les fées bretonnes surtout.

Or, la Fée des Grèves glisse dans le brouillard comme dans la nuit.

La trace que suivait maître Vincent Gueffès se trouvait être par hasard celle du petit Jeannin, Fée des Grèves par intérim.

Tout en marchant, maître Vincent Gueffès se rassurait un peu et il se disait :

—    C’est une journée de cent écus nantais, plus Simonnette, sans parler du petit scélérat de coquetier, qui sera pendu cette fois pour tout de bon ! Le chevalier Méloir m’a promis tout cela. Laissons faire, l’heure du déjeuner vient. Si je gagne le Mont, j’ôterai mon bonnet, et je mangerai la soupe des bons moines pour l’amour de Dieu.

Justement, un son grave et vibrant perça le brouillard. Maître Vincent poussa un cri de joie. C’était la cloche du monastère. Il était à cent pas du Mont.

—    Laissons faire ! laissons faire ! reprit-il, en se frottant les mains : Jeannin pendu, Simonnette que voilà devenue ma femme, et cent écus d’or !

Une forme indécise passa près de lui, si près qu’il sentit comme un frôlement.

Une robe de femme ! il n’y avait pas à s’y tromper !

On peut fuir un homme, quand on a le caractère prudent. Mais une femme !

Maître Gueffès, devenu brave tout à coup, s’élança en avant. Ce pouvait être Simonnette, ce pouvait être mademoiselle Reine.

Bonne prise, dans tous les cas !

Au bout d’une vingtaine d’enjambées, il vit le brouillard s’ouvrir. Le roc noir de Saint-Michel était devant lui.

C’était hors des murailles de la ville, en un lieu sauvage et sombre que surplombent les contreforts du monastère.

Sous les fondations, entre les roches énormes, il y avait une femme, la forme que maître Gueffès avait vue passer dans la brume.

Bonne prise ! oh ! bonne prise ! maître Vincent Gueffès reconnut les vêtements de Reine de Maurever.

Et derrière son voile, il reconnut aussi ses cheveux blonds bouclés, qui brillaient au soleil.

Il s’approcha tortueusement.

De l’autre côté des rochers, il y avait de pauvres pêcheurs qui faisaient sécher leurs filets. Ils avaient bien reconnu la Fée des Grèves pour l’avoir vue souvent glisser, la nuit, sur le sable, depuis que monsieur était caché à Tombelène.

Ils se dirent :

—    Voilà le Normand Gueffès qui va attaquer la Fée. Sorcier contre lutin : voyons la bataille ! La bataille ne fut pas longue. Il paraît que les fées sont plus fortes que les Normands.

Dès le commencement du combat, maître Gueffès devint fou, car on l’entendit crier :

—    Jeannin, petit Jeannin ! pitié ! pitié ! Qu’avait-il à faire là-dedans Jeannin, le petit coquetier des Quatre-Salines ?

La Fée prit, cependant, Gueffès par le cou et l’entraîna dans le brouillard.

Il se débattait, le malheureux ! La Fée et lui disparurent derrière la brume.

Quand le brouillard se leva, vers midi, les pêcheurs trouvèrent maître Vincent Gueffès étendu sur le sable, la Fée lui avait tordu le cou.

Il faut se méfier. Chacun savait que maître Gueffès, quand il avait les pieds dans les cendres, et le pichet au coude, parlait trop à son aise de la Fée des Grèves.

Il faut se méfier. Se taire est le mieux. Mais si vous avez à parler d’elle, dites toujours “la bonne fée”, ou ne passez jamais en grève…

Paul Féval

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Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

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