— Paul Féval —

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Paul Féval

La Fée des grèves

La pensée d’Aubry, qui tout à l’heure la navrait, vint lui donner une force nouvelle. Elle jeta un coup d’œil sur Méloir qui enfonçait à vue d’œil.

—    Je ne peux pas le sauver, murmura-t-elle. Et sa belle main blanche s’appuya sur le sable pour aider le mouvement de son corps.

Mais une autre main, une main de fer, se referma sur sa belle main blanche.

Méloir avait aux lèvres un sourire sinistre. Il dit :

—    Ceci est notre couche nuptiale, Reine de Maurever, dit-il; j’avais juré que tu serais ma femme. Reine poussa un cri d’horreur.

Ce fut en ce moment que, du haut des galeries supérieures, une voix tomba sur la plate-forme du monastère et dit :

—    Priez pour ceux qui vont mourir ! Sur la plate-forme tout le monde s’était agenouillé. Le glas tinta. Le vieux Maurever, plus pâle qu’un mort, mais les yeux secs et la voix ferme, répondait l’oraison dite par les moines pour les condamnés du periculum maris. Jeannin, Simonnette, son père et les autres vassaux de Maurever pleuraient silencieusement. Au nord-ouest, la grande ligne bleue avançait, étincelante, sous les rayons du soleil. Le cheval d’Aubry dévorait les sables, précédé toujours par maître Loys, le grand lévrier noir. Qui de la mer ou du cavalier, de la mort ou de la vie, allait arriver le premier ?

Reine n’avait poussé qu’un cri.

Puis sa charmante tête blonde s’était renversée, tandis que ses grands yeux bleus se tournaient vers le ciel.

Elle aussi priait.

Elle priait pour son père et pour Aubry avant de prier pour elle-même.

Méloir la couvrait d’un regard de damné.

Méloir avait du sable au-dessus de la ceinture.

Une fois le vent apporta le son lointain de la cloche de Saint-Michel.

Méloir sourit.

Reine détourna la tête.

Elle jeta un regard aux rives bretonnes. Un léger renflement du terrain lui indiqua le lieu où le manoir de Saint-Jean-des-Grèves se cachait derrière les arbres.

C’était là que son enfance heureuse s’était écoulée. C’était là qu’elle avait vu Aubry pour la première fois.

—    Vous pensez à lui, damoiselle ? dit Méloir qui voulait railler, mais dont les dents grinçaient.

—    Pensez à Dieu ! répliqua la jeune fille, sereine et calme, en face de la dernière heure. On entendait le sourd grondement du flot.

Méloir avait du sable jusqu’aux seins. Sa main de fer se rivait sur le bras de Reine…

Il tourna la tête tout à coup à un bruit qui se faisait. Maître Loys bondissait dans le cours du Couesnon, où était déjà la mer.

Et Aubry était derrière maître Loys.

—    Aubry ! Aubry ! à moi ! cria Reine. Par un effort désespéré, Méloir essaya de l’attirer à lui. Ses yeux hagards disaient quel était son dessein horrible.

La vengeance qui lui échappait, il voulait la ressaisir, et jeter à son rival vainqueur un cadavre pour fiancée.

—    À moi, Aubry ! à moi ! répéta la jeune fille qui résistait, mais qui se sentait entraînée invinciblement.

—    Je ne mourrai pas seul ! cria Méloir. Au moment où son autre main allait toucher le col de Reine, Aubry passa, plus rapide qu’une flèche. Sa lance avait traversé de part en part la gorge de Méloir. Méloir blasphéma et lâcha prise. Le sable cacha sa blessure. Il n’avait plus que la tête au-dessus de la tangue. Et la mer mouillait déjà les vêtements de Reine qui, elle aussi, s’enlisait lentement. Aubry sauta sur le sable, et mit sa lance en travers pour assurer ses pieds.

—    Tu n’auras pas le temps ! dit Méloir en souriant au flot qui vint lui baigner le visage. Un visage de réprouvé ! Le cheval, dès qu’il sentit l’eau à ses pieds, souffla et mit le nez au vent, cherchant la direction de sa fuite.

Aubry se sentit défaillir, car l’imagination ne peut rêver un danger plus terrible et plus prochain que celui qui l’écrasait de toutes parts.

Si le cheval partait, Reine était perdue sans ressource. Aubry la quitta, saisit la bride du cheval et la mit dans la gueule de maître Loys en commandant :

—    Ne bouge pas ! Le cheval révolté fit un bond.

—    Hope ! hop ! cria Méloir d’une voix étranglée et mourante. Maître Loys se pendit à la bride. Le flot passa par-dessus la tête de Méloir. Aubry tenait Reine dans ses bras. Il sauta en selle avec son fardeau.

Et maître Loys de bondir, fou de joie, dans la mer montante.

—    Hope ! hop ! cria Aubry à son tour. L’eau jaillit sous le sabot du bon cheval. Du chevalier Méloir, il n’était plus question. Son dernier soupir mit une bulle d’air à la surface du flot. La bulle creva. Ce fut tout. Reine souriait dans les bras de son fiancé. Elle remerciait Dieu ardemment.

Sauvée ! sauvée par Aubry ! Deux immenses joies !

Sur la plate-forme de Saint-Michel, monsieur Hue de Maurever remerciait Dieu, lui aussi, car grâce à la lunette miraculeuse, il assistait réellement à ce drame lointain et rapide que nous venons de dénouer.

Pas par ses yeux à lui, les larmes l’aveuglaient, mais par les yeux du petit Jeannin, qui avait saisi d’autorité le tube de Messer Jean Connault, et qui ne l’eût pas cédé au roi de France en personne.

Le petit Jeannin avait dit toutes les péripéties de la course et de la lutte.

Seigneur Jésus ! au moment où les doigts crispés du réprouvé avaient touché le cou de la pauvre Reine, le petit Jeannin avait failli tomber à la renverse.

Mais la lance d’Aubry ! oh ! le bon coup de lance !

Et le lévrier noir, qui tenait dans sa gueule la bride du cheval ! c’était cela un chien !

Frère Bruno se disait, le matois : « En l’an cinquante, le lévrier de messire Aubry, qui est plus avisé que bien des chrétiens, etc., etc. »

Une histoire de plus, enfin, dans le grenier d’abondance de sa mémoire !

Et à mesure que le petit Jeannin parlait, l’assistance écoutait, bouche béante.

Quand Reine et Aubry furent en selle, ce fut un long cri de joie.

Jeannin trépignait et la fièvre le prenait, car un ennemi restait à combattre : la mer.

—    Oh ! disait-il, comme si Aubry eût pu l’entendre; à droite, messire, à droite, au nom de Dieu ! Devant vous est le fond de Courtils. Saint Jésus ! le chien a deviné ! Ils tournent à droite !

—    Allons, vous autres, reprenait-il en s’adressant à l’assistance, un Ave, vite, vite, pour qu’ils passent les lises du Haut-Mené. Mais vous n’aurez pas le temps… Oh ! le brave chien !… il les conduit tout droit, comme s’il avait péché des coques toute sa vie dans les tangues. Tenez ! tenez ! les voilà qui sortent du flot… s’ils peuvent tourner la mare d’Anguil, tout est dit… Bonne Vierge ! bonne Vierge ! le flot les reprend !… mais piquez donc, messire Aubry; de l’éperon ! de l’éperon !

Il essuya la sueur de son front.

—    Eh bien, enfant ? murmura Maurever qui ne respirait plus. Jeannin fut une seconde avant de répondre.

Puis il quitta la lunette et se prit à cabrioler comme un fou sur la plate-forme.

—    La mare est tournée, dit-il. Oh ! le brave chien ! Maintenant, vous pouvez bien aller à l’église remercier le bon Dieu.

Une demi-heure après, Reine était sur le sein de son père. Petit Jeannin embrassa maître Loys d’importance et lui jura une éternelle amitié.

—    Voilà qui est bien, dit le frère Bruno, tout le monde est content, excepté moi. Messire Aubry sera chevalier, et Peau-de-Mouton sera écuyer de messire Aubry.

—    Que demandes-tu ? s’écria monsieur Hue, qui avait ses lèvres sur le front de Reine; tu es un vaillant homme !

—    Je ne suis qu’un pauvre moine, messire, et cela me rappelle l’aventure de Domineuc, le fouacier du Vieux-Bourg, qui chantait à sa femme, Francine Horain, la cousine du petit Tiennet de la ferme brûlée (qui avait les yeux en croix comme Barrabas), qui lui chantait… Mais ne vous fâchez pas, messire. Je fais réflexion que vous n’aimez point les histoires, et je ne vous dirai pas ce que Domineuc chantait à sa femme. Seulement, pour le silence rigoureux que j’ai gardé depuis vingt-quatre heures, je vous prie d’intercéder auprès du Messer Jean Connault, afin qu’il me tienne quitte de la discipline.

Frère Bruno eut sa grâce.

Paul Féval

La Fée des grèves

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Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

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