La Fée des grèves

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Paul Féval

La Fée des grèves

Si vous descendez de nuit la dernière côte de la route de Saint-Malo à Dol, entre Saint-Benoît-des-Ondes et Cancale, pour peu qu’il y ait un léger voile de brume sur le sol plat du Marais, vous ne savez de quel côté de la digue est la grève, de quel côté la terre ferme. À droite et à gauche, c’est la même intensité morne et muette. Nul mouvement de terrain n’indique la campagne habitée; vous diriez que la route court entre deux grandes mers.

C’est que les choses passées ont leurs spectres comme les hommes décédés; c’est que la nuit évoque le fantôme des mondes transformés aussi bien que les ombres humaines.

Où passe à présent le chemin, la mer roula ses flots rapides. Ce marais de Dol, aux moissons opulentes, qui étend à perte de vue son horizon de pommiers trapus, c’était une baie. Le mont Dol et Lîlemer étaient deux îles, tout comme Saint-Michel et Tombelène. Pour trouver le village, il fallait gagner les abords de Châteauneuf, où la mare de Saint-Coulman reste comme une protestation de la mer expulsée.

Et, chose merveilleuse, car ce pays est tout plein de miracles, avant d’être une baie, c’était une forêt sauvage !

Une forêt qui n’arrêtait pas sa lisière à la ligne du rivage actuel, mais qui descendait la grève et plantait ses chênes géants jusque par delà les îles Chaussey.

La tradition et les antiquaires sont d’accord; les manuscrits font foi : la forêt de Scissy couvrait dix lieues de mer, reliant la falaise de Cancale, en Bretagne, à la pointe normande de Carolles, par un arc de cercle qui englobait le petit archipel.

Quelque jour, on fera peut-être l’histoire de ces prodigieuses batailles où la mer, tout à tour victorieuse et vaincue, envahit le domaine terrestre en conquérant, puis se dérobe, fugitive, et se creuse dans les mystères de l’abîme une retraite plus profonde.

Au soleil, la digue fuit devant le voyageur, selon une ligne courbe qui attaque la terre ferme au village du Vivier.

Pour quiconque est étranger à la mer, cette digue semble ou superflue, ou impuissante. Le bas de l’eau est si loin et les marées sont si hautes ! Peut-on se figurer que cette barre bleuâtre qui ferme l’horizon va s’enfler, glisser sur le sable marneux, franchir des lieues et venir !

Venir de si loin, la mer ! pour s’arrêter, docile, devant quelques pierres amoncelées et clapoter au pied de la chaussée comme la bourgeoise naïade d’un étang !

Involontairement on se dit : Si la marée fait une fois ce grand voyage du bas de l’eau à la digue, que seront quatre ou cinq pieds de sable et de roche pour arrêter son élan ?

Mais la mer vient choquer les roches de la digue, et la digue reste debout depuis des siècles, protégeant toute une contrée conquise sur l’Océan.

Vers le centre de la courbe on aperçoit au lointain, comme dans un mirage, le Mont-Saint-Michel et Tombelène. Huit lieues de grève sont entre ce point de la digue et le Mont.

De ce lieu, qui s’élève à peine de quelques mètres au-dessus du niveau de la mer, l’horizon est large comme au faîte des plus hautes montagnes. Au nord, c’est Cancale avec ses pêcheries qui courent en zig-zag dans les lagunes; à l’est, la chaîne des collines allant de Châteauneuf au bout du promontoire breton; au sud-est, le magnifique château de Bonnaban, bâti avec l’or des flottes malouines et tombé depuis en de nobles mains; au sud, le Marais, Dol, la ville druidique, le mont Dol; à l’ouest, les côtes normandes, par delà Cherrueix, si connu des habitués de Chevet, et Pontorson le vieux fief de Bertrand Du Guesclin.

Œuvre des siècles intermédiaires, la digue semble placée là symboliquement, entre le château moderne et la forteresse antique. Au Mont-Saint-Michel, vieux suzerain des grèves, la gloire du passé; au brillant manoir qui n’a point d’archives, le bien-être de la civilisation présente. Au milieu de ses riches futaies le roi des guérets regarde le roi tout nu des sables. Tous deux ont la mer à leurs pieds.

Mais le château moderne, prudent comme notre âge, s’est mis du bon côté de la digue.

Personne n’ignore que les abords du Mont-Saint-Michel ont été, de tout temps, fertiles en tragiques aventures.

Son nom lui-même (le Mont-Saint-Michel au péril de la mer) en dit plus qu’une longue dissertation.

Les gens du pays portent, de nos jours, à trente ou quarante le nombre des victimes ensevelies annuellement sous les sables.

Peut-être y a-t-il exagération. Jadis la croyance commune triplait ce chiffre.

La chose certaine, c’est que les routes qui rayonnent autour du Mont, variant d’une marée à l’autre et ne gardant pas plus la trace des pas que l’Océan ne conserve sur sa surface mobile la marque du sillage d’un navire, il faut toujours se fier à la douteuse intelligence d’un guide, et mettre son âme aux mains de Dieu.

On va de Cherrueix au Mont-Saint-Michel à travers les tangues, les lises et les paumelles, coupées d’innombrables cours d’eau qui rayent l’étendue des grèves; on y va des Quatre-Salines et de Pontorson : ceci pour la Bretagne.

Les routes principales de Normandie sont celles des Pontaubault, d’Avranches et de Genêt.

Suivant les coquetiers et les pêcheurs, la route de Pontorson est seule sans danger.

Encore y a-t-il plus d’une triste histoire qui prouve que cette route-là même, en temps de marée, ne rend pas tous les voyageurs que sa renommée de sécurité lui donne.

Le 8 juin 1450, toutes les cloches de la ville d’Avranches sonnèrent à grande volée, pendant que les portes du château s’ouvraient pour donner issue à une nombreuse et noble cavalcade.

Il était onze heures du matin.

Tout ce qu’Avranches avait de dames et de bourgeoises se penchait aux fenêtres pour voir passer le duc François de Bretagne, se rendant au pèlerinage du Mont-Saint-Michel.

Un coup de canon, tiré du Mont, à l’aide d’une de ces pièces énormes en fer soudé et cerclé, qui lançaient des boulets de granit, avait annoncé le bas de l’eau, tout exprès pour monseigneur le duc et sa suite.

Et ce n’était pas trop faire, que de mettre ces canons au service du riche duc, car ceux qui les avaient pris aux Anglais étaient des gens de Bretagne.

Bien peu de temps auparavant, le duc François avait envoyé les sieurs de Montauban et de Chateaubriand, avec René de Coëtquen, sire de Combourg, au secours du Mont-Saint-Michel, assiégé par les Anglais. À cette époque, le roi Charles VII, de France, avait déjà regagné une bonne part de son royaume, et rejeté Henri d’Angleterre loin du centre. Mais les côtes de la Manche restaient au pouvoir des hommes d’outre-mer, et le Mont-Saint-Michel était, depuis Granville jusqu’à Pontorson, le seul point où flottât encore la bannière des fleurs de lis.

Montauban, Chateaubriand, Combourg et bien d’autres Bretons passèrent le Couesnon, pendant que cinq navires malouins, commandés par Hue de Maurever, doublaient la pointe de Cancale et entraient dans la baie. Il resta deux mille Anglais morts sur les tangues, entre le Mont et Tombelène.

À l’heure où le duc François sortait du château d’Avranches, les Anglais ne gardaient plus en France que Calais, le comté de Guines et le petit rocher de Tombelène où ils avaient bâti une forteresse imprenable.

Mais ce n’était point pour célébrer une victoire déjà ancienne que le duc de Bretagne se rendait au monastère du Mont-Saint-Michel, comblé de ses bienfaits. François faisait le pèlerinage pour obtenir du ciel le repos et le salut de l’âme de monsieur Gilles, son frère, mort à quelque temps de là au château de la Hardouinays. Un service solennel se préparait dans l’église placée sous l’invocation de l’archange. Guillaume Robert, procureur du cardinal d’Estouteville, trente-deuxième abbé de Saint-Michel, avait promis de faire de son mieux pour cette fête de la piété fraternelle.

Le service était commandé pour midi.

François, ayant à ses côtés son favori Arthur de Montauban, Malestroit, Jean Budes, le sire de Rieux et Yvon Porhoët, bâtard de Bretagne, descendit la ville au pas de son cheval et gagna la porte qui s’ouvrait sur la rivière de Sée. Les sires de Thorigny et Du Homme, chevaliers normands, l’accompagnaient pour l’honneur de la province.

Derrière le duc, à peu près au centre de l’escorte, six nobles demoiselles, trois Normandes, trois Bretonnes, chevauchaient en grand deuil. Parmi elles nous ne citerons que Reine de Maurever, la fille unique du vaillant capitaine Hue, vainqueur des Anglais.

Le visage de Reine était voilé comme celui de ses compagnes. Mais quand la gaze funèbre se soulevait au vent qui venait du large, on apercevait l’ovale exquis de ses joues un peu pâles et la douce mélancolie de son sourire.

Reine avait seize ans. Elle était belle comme les anges.

Une fois son regard croisa celui d’un jeune gentilhomme, fièrement campé sur un cheval du Rouennais, à la housse d’hermine, et qui portait la bannière du deuil, aux armes voilées de Bretagne, avec le chiffre de feu monsieur Gilles.

Ce gentilhomme avait nom Aubry de Kergariou, bonne noblesse de Basse-Bretagne, et tenait une lance dans la compagnie du bâtard de Porhoët.

Quand le voile de Reine retomba, Aubry donna de l’éperon et gagna d’un temps la tête du cortège où était sa place marquée auprès du porte-étendard ducal.

On arrivait à la barrière de la ville. Ceux qui étaient superstitieux remarquèrent ceci; Aubry ne put arrêter sa monture assez à temps pour garder le passage libre à son compagnon, l’homme à la cotte d’hermine. Ce fut la bannière funèbre qui passa la première.

Sur les remparts et dans la rue, la foule criait :

—    Bretagne-Malo ! Bretagne-Malo ! Et quatre gentilshommes, portant à l’arçon de leurs selles de vastes aumônières, jetaient de temps à autre des poignées de monnaies d’argent et répondaient :

—    Largesse du riche Duc ! On dit que les bonnes gens de Normandie ont toujours fidèlement aimé le numéraire. En cette occasion, ils firent grand accueil à la munificence ducale et se battirent à coups de poings dans le ruisseau, comme de braves cœurs qu’ils étaient. Tout le monde fut content, excepté un laid païen à la tête embéguinée de guenilles, qui n’avait eu pour sa part de l’aubaine que des horions et pas un carolus. Le pauvre homme se releva en colère.

—    Duc ! dit-il au moment où François passait devant lui, encore une poignée d’écus pour que Dieu t’oublie ! François tourna la tête et poussa son cheval.

D’ordinaire et pour moindre irrévérence, il eût donné de son gantelet sur la tête du pataud.

—    Les six hommes d’armes du corps ! cria Goulaine, sénéchal de Bretagne, en s’arrêtant au dedans de la porte.

Les six hommes d’armes du corps étaient en quelque sorte les chevaliers d’honneur de la cérémonie. Ils devaient suivre immédiatement la bannière et mener le deuil.

C’étaient Hue de Maurever, père de Reine, qui avait été l’écuyer et l’ami du prince défunt; Porhoët, pour le sang de Bretagne; Thorigny, pour la Normandie; La Hire, pour le roi Charles; Chateaubriand, Le Bègue et Mauny.

Les cinq derniers se présentèrent.

—    Où est le sire de Maurever ? demanda Goulaine. Il se fit un mouvement dans l’escorte, car cela semblait étrange à chacun que Monsieur Hue, le vaillant et le fidèle, manquât à l’heure sainte sous la bannière de son maître trépassé. Un murmure courut de rang en rang. Chacun répétait tout bas la question du sénéchal :

—    Où est le sire de Maurever ? Son absence était comme une accusation terrible. Contre qui ? Personne n’osait le dire ni peut-être le penser. Mais du sein de la foule, la voix du vieux païen normand s’éleva de nouveau aigre et moqueuse.

Le grigou disait :

—    Que Dieu t’oublie, duc ! que Dieu t’oublie ! Le duc François eut le frisson sur sa selle. Reine, tremblante, avait serré son voile autour de son visage. François se redressa tout pâle, il fit signe à Montauban de prendre la place vide de Maurever, et le cortège passa au milieu des acclamations redoublées.

Paul Féval

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Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

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