Jules Verne

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Jules Verne

Une ville flottante

Pendant la nuit du lundi au mardi, la mer fut très houleuse. Les cloisons recommencèrent leurs gémissements et les colis reprirent leur course à travers les salons. Lorsque je montai sur le pont, vers sept heures du matin, la pluie tombait. Le vent vint à fraîchir. L’officier de quart fit serrer les voiles. Le steamship, n’étant plus appuyé, roula prodigieusement. Pendant cette journée du 2 avril, le pont resta désert. Les salons eux-mêmes étaient abandonnés. Les passagers s’étaient réfugiés dans les cabines, et les deux tiers des convives manquèrent au lunch et au dîner. Le whist fut impossible, car les tables fuyaient sous la main des joueurs. Les échecs étaient impraticables. Quelques intrépides, étendus sur les canapés, lisaient ou dormaient. Autant valait braver la pluie sur le pont. Là, les matelots vêtus de suroîts et de casaques cirées se promenaient philosophiquement. Le second, juché sur la passerelle, bien enveloppé de son caoutchouc, faisait le quart. Sous cette averse, au milieu de ces rafales, ses petits yeux brillaient de plaisir. Il aimait cela, cet homme, et le steamship roulait à son gré !

Les eaux du ciel et de la mer se confondaient dans la brume à quelques encablures du navire. L’atmosphère était grise. Quelques oiseaux passaient en criant à travers cet humide brouillard. À dix heures, par tribord devant, on signala un trois-mâts barque qui courait vent arrière; mais sa nationalité ne put être reconnue.

Vers onze heures, le vent mollit et tourna de deux quarts. La brise hala le nord-ouest. La pluie cessa presque subitement. L’azur du ciel se montra à travers quelques trouées de nuages. Le soleil apparut dans une éclaircie et permit de faire une observation plus ou moins parfaite. La notice porta les chiffres suivants :

Lat. 46° 29’ N. Long. 42° 25’ W. Distance : 256 miles.

Ainsi donc, bien que la pression eût monté dans les chaudières, la vitesse du navire ne s’était pas accrue. Mais il fallait en accuser le vent d’ouest, qui, prenant le steamship debout, devait considérablement retarder sa marche.

À deux heures, le brouillard s’épaissit de nouveau. La brise retombait et fraîchissait à la fois. L’opacité des brumes était si intense que les officiers postés sur les passerelles ne voyaient plus les hommes à l’avant du navire. Ces vapeurs accumulées sur les flots constituent le plus grand danger de la navigation; elles causent des abordages impossibles à éviter, et l’abordage en mer est plus à craindre encore que l’incendie.

Aussi, au milieu des brumes, officiers et matelots veillaient avec le plus grand soin, surveillance qui ne fut pas inutile, car, subitement, vers trois heures, un trois-mâts apparut à moins de deux cents mètres du Great Eastern, ses voiles, masquées par une saute de vent, ne gouvernant plus. Le Great Eastern évolua à temps et l’évita, grâce à la promptitude avec laquelle les hommes de quart l’avaient signalé au timonier. Ces signaux, fort bien réglés, se faisaient au moyen d’une cloche disposée sur la dunette de l’avant. Un coup signifiait : navire devant. Deux coups : navire par tribord. Trois coups : navire par bâbord. Et aussitôt l’homme de barre gouvernait de manière à éviter l’abordage.

Le vent fraîchit jusqu’au soir. Cependant le roulis diminua, parce que la mer, déjà couverte au large par les hauts-fonds de Terre-Neuve, ne pouvait se faire. Aussi, un nouvel « entertainment » de sir James Anderson fut-il annoncé pour ce jour-là. À l’heure dite, les salons se remplirent. Mais cette fois il ne s’agissait plus de tours de cartes. James Anderson raconta l’histoire de ce câble transatlantique qu’il avait posé lui-même. Il montra des épreuves photographiques représentant les divers engins inventés pour l’immersion. Il fit circuler le modèle des épissures qui servirent au rajustement des morceaux de câble. Enfin, il mérita très justement les trois hourras qui accueillirent sa conférence, et dont une grande part revint au promoteur de cette entreprise, l’honorable Cyrus Field, présent à cette soirée.

Un roman de Jules Verne

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Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

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