Une ville flottante

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Jules Verne

Une ville flottante

Éloigner le dénouement de cette affaire n’était plus possible. Quelques heures seulement nous séparaient du moment où les deux adversaires se rencontreraient. D’où venait cette précipitation ? Pourquoi Harry Drake n’attendait-il pas pour se battre que son adversaire et lui fussent débarqués ? Ce navire, affrété par une compagnie française, lui semblait-il un terrain plus propice à cette rencontre qui devait être un duel à mort. Ou plutôt Drake avait-il donc un intérêt caché à se débarrasser de Fabian, avant que celui-ci mît le pied sur le continent américain et soupçonnât la présence d’Ellen à bord, que lui, Drake, devait croire ignorée de tous ? Oui ! ce devait être cela.

« Peu importe, après tout, dit le capitaine Corsican, il vaut mieux en finir.

—    Prierai-je le docteur Pitferge d’assister au duel en qualité de médecin ?

—    Oui, vous ferez bien. » Corsican me quitta pour rejoindre Fabian. La cloche de la passerelle tintait à ce moment. Je demandai au timonier ce que signifiait ce tintement inaccoutumé. Cet homme m’apprit qu’on sonnait l’enterrement du matelot mort dans la nuit. En effet, cette triste cérémonie allait s’accomplir. Le temps, si beau jusqu’alors, tendait à se modifier. De gros nuages montaient lourdement dans le sud.

À l’appel de la cloche, les passagers se portèrent en foule sur tribord. Les passerelles, les tambours, les bastingages, les haubans, les embarcations suspendues à leurs portemanteaux se garnirent de spectateurs. Officiers, matelots, chauffeurs, qui n’étaient pas de service, vinrent se ranger sur le pont.

À deux heures, un groupe de marins apparut à l’extrémité du grand roufle. Ce groupe quittait le poste des malades, et il passa devant la machine du gouvernail. Le corps du matelot, cousu dans un morceau de toile et fixé sur une planche avec un boulet aux pieds, était porté par quatre hommes. Le pavillon britannique enveloppait le cadavre. Les porteurs, suivis de tous les camarades du mort, s’avancèrent lentement au milieu des assistants qui se découvraient sur leur passage.

Arrivés à l’arrière de la roue de tribord, le cortège s’arrêta, et le corps fut déposé sur le palier qui terminait l’escalier à la hauteur du navire, devant la coupée du navire.

En avant de la haie de spectateurs étagés sur le tambour se tenaient en grand costume le capitaine Anderson et ses principaux officiers. Le capitaine avait à la main un livre de prières. Il ôta son chapeau, et, pendant quelques minutes, au milieu de ce profond silence que n’interrompait pas même la brise, il lut d’une voix grave la prière des morts. Dans cette atmosphère alourdie, orageuse, sans un bruit, sans un souffle, ses moindres paroles se faisaient entendre distinctement. Quelques passagers répondaient à voix basse.

Sur un signe du capitaine, le corps, enlevé par les porteurs, glissa jusqu’à la mer. Un instant, il surnagea, se redressa, puis il disparut au milieu d’un cercle d’écume.

En ce moment, la voix du matelot de vigie cria : « Terre ! »

Un roman de Jules Verne

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Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

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