Une ville flottante

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Jules Verne

Une ville flottante

Dean Pitferge me quitta. Je restai sur le pont, regardant monter l’orage. Fabian était encore renfermé dans sa cabine. Corsican était avec lui. Fabian, sans doute, prenait quelques dispositions en cas de malheur. L’idée me revint alors qu’il avait une sœur à New York, et je frémis à la pensée que nous aurions peut-être à lui rapporter la mort de son frère qu’elle attendait. J’aurais voulu voir Fabian, mais je pensai qu’il valait mieux ne troubler ni lui ni le capitaine Corsican.

À quatre heures, nous eûmes connaissance d’une terre allongée devant la côte de Long Island. C’était l’îlot de Fire Island. Au milieu s’élevait un phare qui éclairait cette terre. En ce moment, les passagers avaient envahi les roufles et les passerelles. Tous les regards se dirigeaient vers la côte qui nous restait environ à six milles dans le nord. On attendait le moment où l’arrivée du pilote réglerait la grande affaire de la poule. On comprend que les possesseurs de quarts d’heure de nuit — j’étais du nombre — avaient abandonné toute prétention, et que les quarts d’heure de jour, sauf ceux qui étaient compris entre quatre et six heures, n’avaient plus aucune chance. Avant la nuit, le pilote serait à bord et l’opération terminée. Tout l’intérêt se concentrait donc sur les sept ou huit personnes auxquelles le sort avait attribué les prochains quarts d’heure, et elles en profitaient pour vendre, acheter, revendre leurs chances avec une véritable furie. On se serait cru au Royal Exchange de Londres.

À quatre heures seize minutes, on signala par tribord une petite goélette qui portait vers le steamship. Pas de doute possible : c’était le pilote. Il devait être à bord dans quatorze ou quinze minutes au plus. La lutte s’établissait donc sur le second et le troisième quarts comptés entre quatre et cinq heures du soir. Aussitôt les demandes et les offres se firent avec une vivacité nouvelle. Puis, des paris insensés de s’engager sur la personne même du pilote, et dont je rapporte fidèlement la teneur :

« Dix dollars que le pilote est marié.

—    Vingt dollars qu’il est veuf.

—    Trente dollars qu’il porte des moustaches.

—    Cinquante dollars que ses favoris sont roux.

—    Soixante dollars qu’il a une verrue au nez !

—    Cent dollars qu’il mettra d’abord le pied droit sur le pont.

—    Il fumera.

—    Il aura une pipe à la bouche.

—    Non, un cigare !

—    Non ! Oui ! Non ! » Et vingt autres gageures aussi absurdes qui trouvaient des parieurs plus absurdes pour les tenir. Pendant ce temps, la petite goélette, ses voiles au plus près, tribord amures, s’approchait sensiblement du steamship. On distinguait ses formes gracieuses, assez relevées de l’avant, et sa voûte allongée qui lui donnait l’aspect d’un yacht de plaisance. Charmantes et solides embarcations que ces bateaux-pilotes de cinquante à soixante tonneaux, bien construits pour tenir la mer, ayant du pied dans l’eau et s’élevant à la lame comme une mauve. On ferait le tour du monde sur ces yachts-là, et les caravelles de Magellan ne les valaient pas. Cette goélette, gracieusement inclinée, portait tout dessus, malgré la brise qui commençait à fraîchir. Ses flèches et ses voiles d’étai se découpaient en blanc sur le fond noir du ciel. La mer écumait sous son étrave. Arrivée à deux encablures du Great Eastern, elle masqua subitement et lança son canot à la mer. Le capitaine Anderson fit stopper, et, pour la première fois depuis quatorze jours, les roues et l’hélice s’arrêtèrent. Un homme descendit dans le canot de la goélette. Quatre matelots nagèrent vers le steamship. Une échelle de corde fut jetée sur les flancs du colosse près duquel accosta la coquille de noix du pilote. Celui-ci saisit l’échelle, grimpa agilement et sauta sur le pont.

Les cris de joie des gagnants, les exclamations des perdants l’accueillirent, et la poule fut réglée sur les données suivantes :

Le pilote était marié.

Il n’avait pas de verrue.

Il portait des moustaches blondes.

Il avait sauté à pieds joints.

Enfin, il était quatre heures trente-six minutes au moment où il mettait le pied sur le pont du Great Eastern.

Le possesseur du vingt-troisième quart d’heure gagnait donc quatre-vingt-seize dollars. C’était le capitaine Corsican, qui ne songeait guère à ce gain inattendu. Bientôt il parut sur le pont, et quand on lui présenta l’enjeu de la poule, il pria le capitaine Anderson de le garder pour la veuve du jeune matelot si malheureusement tué par le coup de mer. Le commandant lui donna une poignée de main sans mot dire.

Un instant après, un marin vint trouver Corsican, et le saluant avec une certaine brusquerie :

« Monsieur, lui dit-il, les camarades m’envoient vous dire que vous êtes un brave homme. Ils vous remercient tous au nom du pauvre Wilson, qui ne peut vous remercier lui-même. »

Le capitaine Corsican, ému, serra la main du matelot.

Quant au pilote, un homme de petite taille, l’air peu marin, il portait une casquette de toile cirée, un pantalon noir, une redingote brune à doublure rouge et un parapluie. C’était maintenant le maître à bord.

En sautant sur le pont, avant de monter sur la passerelle, il avait jeté une liasse de journaux sur lesquels les passagers se précipitèrent avidement. C’étaient les nouvelles de l’Europe et de l’Amérique. C’était le lien politique et civil qui se renouait entre le Great Eastern et les deux continents.

Un roman de Jules Verne

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Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

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