Pierre Loti

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Pierre Loti

Pêcheur d'Islande

Ensuite, dans sa longue rêverie, elle repassait les souvenirs de son retour en Bretagne, qui était de l’année dernière.

Un matin de décembre, après une nuit de voyage, le train venant de Paris les avait déposés, son père et elle, à Guingamp, au petit jour brumeux et blanchâtre, très froid, frisant encore l’obscurité. Alors elle avait été saisie par une impression inconnue : cette vieille petite ville, qu’elle n’avait jamais traversée qu’en été, elle ne la reconnaissait plus; elle y éprouvait comme le sensation de plonger tout à coup dans ce qu’on appelle, à la campagne : les temps, les temps lointains du passé. Ce silence, après Paris ! Ce train de vie tranquille de gens d’un autre monde, allant dans la brume à leurs toutes petites affaires ! Ces vieilles maisons en granit sombre, noires d’humidité et d’un reste de nuit; toutes ces choses bretonnes qui lui charmaient à présent qu’elle aimait Yann lui avaient paru ce matin-là d’une tristesse bien désolée. Des ménagères matineuses ouvraient déjà leurs portes, et, en passant, elle regardait dans ces intérieurs anciens, à grande cheminée, où se tenaient assises, avec des poses de quiétude, des aïeules en coiffe qui venaient de se lever. Dès qu’il avait fait un peu plus jour, elle était entrée dans l’église pour dire ses prières. Et comme elle lui avait semblé immense et ténébreuse, cette nef magnifique, et différente des églises parisiennes, avec ses piliers rudes usés à la base par les siècles, sa senteur de caveau, de vétusté, de salpêtre ! Dans un recul profond, derrière les colonnes, un cierge brûlait, et une femme se tenait agenouillée devant, sans doute pour faire un vœu; la lueur de cette flammèche grêle se perdait dans le vide incertain des voûtes… Elle avait retrouvé là tout à coup, en elle-même, la trace d’un sentiment bien oublié : cette sorte de tristesse et d’effroi qu’elle éprouvait jadis, étant toute petite, quand on la menait à la première messe des matins d’hiver, dans l’église de Paimpol.

Ce Paris, elle ne le regrettait pourtant pas, bien sûr, quoiqu’il y eût là beaucoup de choses belles et amusantes. D’abord, elle s’y trouvait presque à l’étroit, ayant dans les veines ce sang des coureurs de mer. Et puis, elle s’y sentait une étrangère, une déplacée : les Parisiennes, c’étaient ces femmes dont la taille mince avait aux reins une cambrure artificielle, qui connaissaient une manière à part de marcher, de se trémousser dans des gaines baleinées : et elle était trop intelligente pour avoir jamais essayé de copier de plus près ces choses. Avec ses coiffes, commandées chaque année à la faiseuse de Paimpol, elle se trouvait mal à l’aise dans les rues de Paris, ne se rendant pas compte que, si on se retournait tant pour la voir, c’est qu’elle était très charmante à regarder.

Il y en avait, de ces Parisiennes, dont les allures avaient une distinction qui l’attirait, mais elle les savait inaccessibles, celles-là. Et les autres, celles de plus bas, qui auraient consenti à lier connaissance, elle les tenait dédaigneusement à l’écart, ne les jugeant pas dignes. Elle avait donc vécu sans amies, presque sans autre société que celle de son père, souvent affairé, absent. Elle ne regrettait pas cette vie de dépaysement et de solitude.

Mais c’est égal, ce jour d’arrivée, elle avait été surprise d’une façon pénible par l’âpreté de cette Bretagne, revue en plein hiver. Et la pensée qu’il faudrait faire encore quatre ou cinq heures de voiture, s’enfouir beaucoup plus avant dans ce pays morne pour arriver à Paimpol, l’avait inquiétée comme une oppression.

Tout l’après-midi de ce même jour gris, ils avaient en effet voyagé, son père et elle, dans une vieille petite diligence crevassée, ouverte à tous les vents; passant à la nuit tombante dans des villages tristes, sous des fantômes d’arbres suant la brume en gouttelettes fines. Bientôt il avait fallu allumer les lanternes, alors on n’avait plus rien vu que deux traînées d’une nuance bien verte de feu de Bengale qui semblaient courir de chaque côté en avant des chevaux, et qui étaient les lueurs de ces deux lanternes jetées sur les interminables haies du chemin. Comment tout à coup cette verdure si verte, en décembre ?… D’abord étonnée, elle se pencha pour mieux voir, puis il lui sembla reconnaître et se rappeler : les ajoncs, les éternels ajoncs marins des sentiers et des falaises, qui ne jaunissent jamais dans le pays de Paimpol. En même temps commençait à souffler une brise plus tiède, qu’elle croyait reconnaître aussi, et qui sentait la mer.

Vers la fin de la route, elle avait été tout à fait réveillée et amusée par cette réflexion qui lui était venue :

—    Tiens, puisque nous sommes en hiver, je vais les voir, cette fois, les beaux pêcheurs d’Islande.

En décembre, ils devaient être là, revenus tous, les frères, les fiancés, les amants, les cousins, dont ses amies, grandes et petites, l’entretenaient tant, à chacun de ses voyages d’été, pendant les promenades du soir. Et cette idée l’avait tenue occupée, pendant que ses pieds se glaçaient dans l’immobilité de la carriole…

En effet, elle les avait vus… et maintenant son cœur lui avait été pris par l’un d’eux…

Un roman de Pierre Loti

Pêcheur d'Islande

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Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

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