Pierre Loti

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Pierre Loti

Pêcheur d'Islande

Elle était restée trois jours avec lui, trois jours de fête sur lesquels pesait un après bien sombre, autant dire trois jours de grâce.

Et enfin il avait bien fallu repartir, s’en retourner à Ploubazlanec. C’est que d’abord elle était au bout de son pauvre argent. Et puis Sylvestre embarquait le surlendemain, et les matelots sont toujours consignés inexorablement dans les quartiers, la veille des grands départs (un usage qui semble à première vue un peu barbare, mais qui est une précaution nécessaire contre les bordées qu’ils ont tendance à courir au moment de se mettre en campagne).

Oh ! ce dernier jour !… Elle avait eu beau faire, beau chercher dans sa tête pour dire encore des choses drôles à son petit-fils, elle n’avait rien trouvé, non, mais c’étaient des larmes qui avaient envie de venir, les sanglots qui, à chaque instant, lui montaient à la gorge. Suspendue à son bras, elle lui faisait mille recommandations qui, à lui aussi, donnaient l’envie de pleurer. Et ils avaient fini par entrer dans une église pour dire ensemble leurs prières.

C’est par le train du soir qu’elle s’en était allée. Pour économiser, ils s’étaient rendus à pied à la gare; lui, portant son carton de voyage et la soutenant de son bras fort sur lequel elle s’appuyait de tout son poids. Elle était fatiguée, fatiguée, la pauvre vieille; elle n’en pouvait plus, de s’être tant surmenée pendant trois ou quatre jours. Le dos tout courbé sous son châle brun, ne trouvant plus la force de se redresser, elle n’avait plus rien de jeunet dans la tournure et sentait bien toute l’accablante lourdeur de ses soixante-seize ans. A l’idée que c’était fini, que dans quelques minutes il faudrait le quitter, son cœur se déchirait d’une manière affreuse. Et c’était en Chine qu’il s’en allait, là-bas, à la tuerie ! Elle l’avait encore là, avec elle : elle le tenait encore de ses deux pauvres mains… et cependant il partirait; ni toute sa volonté, ni toutes ses larmes ni tout son désespoir de grand-mère ne pourraient rien pour le garder !…

Embarrassée de son billet, de son panier de provisions, de ses mitaines, agitée, tremblante, elle lui faisait ses recommandations dernières auxquelles il répondait tout bas par de petits oui bien soumis, la tête penchée tendrement vers elle, la regardant avec ses bons yeux doux, son air de petit enfant.

—    Allons, la vieille, il faut vous décider si vous voulez partir !

La machine sifflait. Prise de la frayeur de manquer le train, elle lui enleva des mains son carton; puis laissa tomber la chose à terre, pour se pendre à son cou dans un embrassement suprême.

On les regardait beaucoup dans cette gare, mais ils ne donnaient plus envie de sourire à personne. Poussée par les employés, épuisée, perdue, elle se jeta dans le premier compartiment venu, dont on lui referma brusquement la portière sur les talons, tandis que, lui, prenait sa course légère de matelot, décrivait une courbe d’oiseau qui s’envole, afin de faire le tour et d’arriver à la barrière, dehors, à temps pour la voir passer.

Un grand coup de sifflet, l’ébranlement bruyant des roues, la grand-mère passa. Lui, contre cette barrière, agitait avec une grâce juvénile son bonnet à rubans flottants, et elle, penchée à la fenêtre de son wagon de troisième, faisant signe avec son mouchoir pour être mieux reconnue. Si longtemps qu’elle pu, si longtemps qu’elle distingua cette forme bleu-noir qui était encore son petit-fils, elle le suivait des yeux, lui jetant de toute son âme cet « au revoir » toujours incertain que l’on dit aux marins quand ils s’en vont.

Regarde-le bien, pauvre vieille femme, ce petit Sylvestre; jusqu’à la dernière minute, suis bien sa silhouette fuyante, qui s’efface là-bas pour jamais…

Lui, s’en retournant lentement, tête baissée, avec de grosses larmes descendant sur ses joues. La nuit d’automne était venue, le gaz allumé partout, la fête des matelots commencée. Sans prendre garde à rien, il traversa Brest, puis le pont de Recouvrance, se rendant au quartier.

—    « Écoute ici, joli garçon, » disaient déjà des vois enrouées de ces dames qui avaient commencé leurs cent pas sur les trottoirs.

Il rentra se coucher dans son hamac, et pleura tout seul, dormant à peine jusqu’au matin.

Un roman de Pierre Loti

Pêcheur d'Islande

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Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

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