Pêcheur d'Islande

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Pierre Loti

Pêcheur d'Islande

Paimpol, le dernier jour de février, veille du départ des pêcheurs pour l’Islande.

Gaud se tenait debout contre la porte de sa chambre, immobile et devenue très pâle.

C’est que Yann était en bas, à causer avec son père. Elle l’avait vu venir, et elle entendait vaguement résonner sa voix.

Ils ne s’étaient pas rencontrés de tout l’hiver, comme si une fatalité les eût toujours éloignés l’un de l’autre.

Après sa course à Pors-Even, elle avait fondé quelque espérance sur le pardon des Islandais, où l’on a beaucoup d’occasions de se voir et de causer, sur la place, le soir, dans les groupes. Mais, dès le matin de cette fête, les rues étant déjà tendues de blanc, ornées de guirlandes vertes, une mauvaise pluie s’était mise à tomber à torrents, chassée de l’ouest par une brise gémissante; sur Paimpol, on n’avait jamais vu le ciel si noir. « Allons, ceux de Ploubazlanec ne viendront pas, » avaient dit tristement les filles qui avaient leurs amoureux de ce côté-là. Et, en effet, ils n’étaient pas venus, ou bien s’étaient vite enfermés à boire. Pas de procession, pas de promenade, et elle, le cœur plus serré que de coutume, était restée derrière ses vitres toute la soirée, écoutant ruisseler l’eau des toits et monter du fond des cabarets les chants bruyants des pêcheurs.

Depuis quelques jours, elle avait prévu cette visite d’Yann, se doutant bien que, pour cette affaire de vente de barque non encore réglée, le père Gaos, qui n’aimait pas venir à Paimpol, enverrait son fils. Alors elle s’était promis qu’elle irait à lui, ce que les filles ne font pas d’ordinaire, qu’elle lui parlerait pour en avoir le cœur net. Elle lui reprocherait de l’avoir troublée, puis abandonnée, à la manière de garçons qui n’ont pas d’honneur. Entêtement, sauvagerie, attachement au métier de la mer, ou crainte d’un refus… si tous ces obstacles indiqués par Sylvestre étaient les seuls, ils pourraient bien tomber, qui sait ! Après un entretien franc comme serait le leur. Et alors, peut-être, reparaîtrait son beau sourire qui arrangerait tout, ce même sourire qui l’avait tant surprise et charmée l’hiver d’avant, pendant une certaine nuit de bal passée tout entière à valser entres ses bras. Et cet espoir lui rendait du courage, l’emplissait d’une impatience presque douce.

De loin, tout paraît toujours si facile, si simple à dire et à faire.

Et, précisément, cette visite d’Yann tombait à une heure choisie : elle était sûre que son père, en ce moment assis à fumer, ne se dérangerait pas pour le reconduire; donc, dans le corridor où il n’y aurait personne, elle pourrait avoir enfin son explication avec lui.

Mais voici qu’à présent, le moment venu, cette hardiesse lui semblait extrême. L’idée seulement de le rencontrer, de le voir face à face au pied de ces marches la faisait trembler. Son cœur battait à se rompre… Et dire que, d’un moment à l’autre, cette porte en bas allait s’ouvrir, avec le petit bruit grinçant qu’elle connaissait bien, pour lui donner passage !

Non, décidément, elle n’oserait jamais; plutôt se consumer d’attente et mourir de chagrin, que tenter une chose pareille. Et déjà elle avait fait quelques pas pour retourner au fond de sa chambre, s’asseoir et travailler.

Mais elle s’arrêta encore, hésitante, effarée, se rappellent que c’était demain le départ pour l’Islande, et que cette occasion de le voir était unique. Il faudrait donc, si elle la manquait, recommencer des mois de solitude et d’attente, languir après son retour, perdre encore tout un été de sa vie…

En bas, la porte s’ouvrit : Yann sortait ! Brusquement résolue, elle descendit en courant l’escalier, et arriva tremblante se planter devant lui.

—    Monsieur Yann, je voudrais vous parler, s’il vous plaît.

—    A moi !… mademoiselle Gaud ?… dit-il en baissant la voix, portant la main à son chapeau.

Il la regardait d’un air sauvage, avec ses yeux vifs, la tête rejetée en arrière, l’expression dure, ayant même l’air de se demander si seulement il s’arrêterait. Un pied en avant, prêt à fuir, il plaquait ses larges épaules à la muraille, comme pour être moins près d’elle dans ce couloir étroit où il se voyait pris.

Glacée, alors, elle ne trouvait plus rien de ce qu’elle avait préparé pour lui dire : elle n’avait pas prévu qu’il pourrait lui faire cet affront-là, de passer sans l’avoir écoutée…

—    Est-ce que notre maison vous fait peur, monsieur Yann ? demanda-t-elle d’un ton sec et bizarre, qui n’était pas celui qu’elle voulait avoir.

Lui, détournait les yeux, regardant dehors. Ses joues étaient devenues très rouges, une montée de sang lui brûlait le visage, et ses narines mobiles se dilataient à chaque respiration suivant les mouvements de sa poitrine, comme celles des taureaux.

Elle essaya de continuer :

—    Le soir du bal où nous étions ensemble, vous m’aviez dit au revoir comme on ne le dit pas à une indifférente… Monsieur Yann, vous êtes sans mémoire donc… Que vous ai-je fait ?…

… Le mauvais vent d’ouest qui s’engouffrait là, venant de la rue, agitait les cheveux de Yann, les ailes de la coiffe de Gaud, et, derrière eux, fit furieusement battre une porte. On était mal dans ce corridor pour parler de choses graves. Après ses premières phrases, étranglées dans sa gorge, Gaud restait muette, sentant tourner sa tête, n’ayant plus d’idées. Ils s’étaient avancés vers la porte de la rue, lui, fuyant toujours.

Dehors, il venait avec un grand bruit et le ciel était noir. Par cette porte ouverte, un éclairage livide et triste tombait en plein sur leurs figures. Et une voisine d’en face les regardait : qu’est-ce qu’ils pouvaient se dire, ces deux-là, dans le corridor, avec des airs si troublés ? qu’est-ce qui se passait donc chez les Mével ?

—    Non, mademoiselle Gaud, répondit-il à la fin en se dégageant avec une aisance de fauve. Déjà j’en ai entendu dans le pays, qui parlaient sur nous… Non, mademoiselle Gaud… Vous êtes riche, nous ne sommes pas gens de la même classe. Je ne suis pas un garçon à venir chez vous, moi…

Et il s’en alla…

Ainsi tout était fini, fini à jamais. Et, elle n’avait même rien dit de ce qu’elle voulait dire, dans cette entrevue qui n’avait réussi qu’à la faire passer à ses yeux pour une effrontée… Quel garçon était-il donc, ce Yann, avec son dédain des filles, son dédain de l’argent, son dédain de tout !…

Elle restait d’abord clouée sur place, voyant les choses remuer autour d’elle, avec du vertige…

Et puis une idée, plus intolérable que toutes, lui vint comme un éclair : des camarades d’Yann, des Islandais, faisaient les cent pas sur la place, l’attendant ! S’il allait leur raconter cela, s’amuser d’elle, comme se serait un affront encore plus odieux ! Elle remonta vite dans sa chambre, pour les observer à travers ses rideaux…

Devant la maison, elle vit en effet le groupe de ces hommes. Mais ils regardaient tout simplement le temps, qui devenait de plus en plus sombre, et faisaient des conjectures sur la grande pluie menaçante, disant :

—    Ce n’est qu’un grain; entrons boire, tandis que sa passera.

Et puis ils plaisantèrent à haute voix sur Jeannie Caroff, sur différentes belles; mais aucun ne se retourna vers sa fenêtre.

Ils étaient gais tous, excepté lui qui ne répondait pas, ne souriait pas, mais demeurait grave et triste. Il n’entra point boire avec les autres et, sans plus prendre garde à eux ni à la pluie commencée, marchant lentement sous l’averse comme quelqu’un absorbé dans une rêverie, il traversa la place, dans la direction de Ploubazlanec…

Alors elle lui pardonna tout, et un sentiment de tendresse sans espoir prit la place de l’amer dépit qui lui était d’abord monté au cœur.

Elle s’assit, la tête dans ses mains. Que faire à présent ?

Oh ! s’il avait pu l’écouter rien qu’un moment; plutôt, s’il pouvait venir là, seul avec elle dans cette chambre où on se parlerait en paix, tout s’expliquerait peut-être encore.

Elle l’aimait assez pour oser le lui avouer en face. Elle lui dirait : « Vous m’avez cherchée quand je ne vous demandais rien; à présent je suis à vous de toute mon âme si vous me voulez; voyez, je ne redoute pas de devenir la femme d’un pêcheur, et cependant, parmi les garçons de Paimpol, je n’aurais qu’à choisir si j’en désirais un pour mari; mais je vous aime vous, parce que, malgré tout, je vous crois meilleur que les autres jeunes hommes; je suis un peu riche, je sais que je suis jolie; bien que j’aie habité dans les villes, je vous jure que je suis une fille sage, n’ayant jamais rien fait de mal; alors, puisque je vous aime tant, pourquoi ne me prendriez-vous pas ?

… Mais tout cela ne serait jamais exprimé, jamais dit qu’en rêve; il était trop tard, Yann ne l’entendrait point. Tenter de lui parler une seconde fois… oh ! non ! pour quelle espèce de créature la prendrait-il, alors !… Elle aimerait mieux mourir.

Et demain ils partaient tous pour l’Islande ! Seule dans sa belle chambre, où entrait le jour blanchâtre de février, ayant froid, assise au hasard sur une des chaises rangées le long du mur, il lui semblait voir crouler le monde, avec les choses présentes et les choses à venir, au fond d’un vide morne, effroyable, qui venait de se creuser partout autour d’elle.

Elle souhaitait être débarrassée de la vie, être déjà couchée bien tranquille sous une pierre, pour ne plus souffrir… Mais, vraiment, elle lui pardonnait, et aucune haine n’était mêlée à son amour désespéré pour lui…

Un roman de Pierre Loti

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Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

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