Pierre Loti

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Pierre Loti

Pêcheur d'Islande

… Dans l’air, une balle qui siffle ! … Sylvestre s’arrête court, dressant l’oreille…

C’est sur une plaine infinie, d’un vert tendre et velouté de printemps. Le ciel est gris, pesant aux épaules.

Ils sont là six matelots armés, en reconnaissance au milieu des fraîches rizières, dans un sentier de boue…

… Encore !… ce même bruit dans le silence de l’air ! Bruit aigre et ronflant, espèce de “dzinn” prolongé, donnant bien l’impression de la petite chose méchante et dure qui passe là tout droit, très vite, et dont la rencontre peut être mortelle.

Pour la première fois de sa vie, Sylvestre écoute cette musique-là. Ces balles qui vous arrivent sonnent autrement que celles que l’on tire soi-même : le coup de feu, parti de loin, est atténué, on ne l’entend plus; alors on distingue mieux ce petit bourdonnement de métal, qui file en traînée rapide, frôlant vos oreilles…

… Et dzin encore, et dzin ! Il en pleut maintenant, des balles. Tout près des marins, arrêtés net, elles s’enfoncent dans le sol inondé de la rizière, chacune avec un petit flac de grêle, sec et rapide, et un léger éclaboussement d’eau.

Eux se regardent, en souriant comme d’une farce drôlement jouée, et ils disent :

—    Les Chinois ! (Annamites, Tonkinois, Pavillons-Noirs, pour les matelots, tout cela c’est de la même famille chinoise.)

Deux ou trois balles sifflent encore, plus rasantes, celles-ci; on les voit ricocher, comme des sauterelles dans l’herbe. Cela n’a pas duré une minute, ce petit arrosage de plomb, et déjà cela cesse. Sur la grande plaine verte, le silence absolu revient, et nulle part on aperçoit rien qui bouge.

Ils sont tous les six encore debout, l’œil au guet, prenant le vent, ils cherchent d’où cela a pu venir.

De là-bas, sûrement, de ce bouquet de bambous, qui fait dans la plaine comme un îlot de plumes, et derrière lesquels apparaissent, à demi cachées, des toitures cornues. Alors ils y courent; dans la terre détrempée de la rizière, leurs pieds s’enfoncent ou glissent; Sylvestre, avec ses jambes plus longues et plus agiles, est celui qui court devant.

Rien ne siffle plus; on dirait qu’ils ont rêvé…

Et comme, dans tous les pays du monde, certaines choses sont toujours et éternellement les mêmes, le gris des ciels couverts, la teinte fraîche des prairies au printemps, on croirait voir les champs de France, avec des jeunes hommes courant là gaîment, pour tout autre jeu que celui de la mort.

Mais, à mesure qu’ils s’approchent, ces bambous montrent mieux la finesse exotique de leur feuillée, ces toits de village accentuent l’étrangeté de leur courbure, et des hommes jaunes, embusqués derrière, avancent, pour regarder, leurs figures plates contractées par la malice et la peur… Puis brusquement, ils sortent en jetant un cri, et se déploient en une longue ligne tremblante, mais décidée et dangereuse.

—    Les Chinois ! disent encore les matelots, avec leur même brave sourire.

Mais c’est égal, ils trouvent cette fois qu’il y en a beaucoup, qu’il y en a trop. Et l’un d’eux, en se retournant, en aperçoit d’autres, qui arrivent par derrière, émergeant d’entre les herbages…

Pierre Loti

Pêcheur d'Islande

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Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

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