Pierre Loti

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Pierre Loti

Pêcheur d'Islande

Ils restèrent, cette fois, dix jours d’affilée pris dans la brume épaisse, sans rien voir. La pêche continuait d’être bonne et, avec tant d’activité, on ne s’ennuyait pas. De temps en temps, à intervalles réguliers, l’un d’eux soufflait dans une trompe de corne d’où sortait un bruit pareil au beuglement d’une bête sauvage.

Quelquefois, du dehors, du fond des brumes blanches, un autre beuglement lointain répondait à leur appel. Alors on veillait davantage. Si le cri se rapprochait, toutes les oreilles se tendaient vers ce voisin inconnu, qu’on apercevrait sans doute jamais et dont la présence était pourtant un danger. On faisait des conjectures sur lui; il devenait une occupation, une société et, par envie de le voir, les yeux s’efforçaient à percer les impalpables mousselines blanches qui restaient tendues partout dans l’air.

Puis il s’éloignait, les beuglements de sa trompe mouraient dans le lointain sourd; alors on se retrouvait seul dans le silence, au milieu de cet infini de vapeurs immobiles. Tout était imprégné d’eau; tout était ruisselant de sel et de saumure. Le froid devenait plus pénétrant; le soleil s’attardait davantage à traîner sous l’horizon; il y avait déjà de vraies nuits d’une ou deux heures, dont la tombée grise était sinistre et glaciale.

Chaque matin on sondait avec un plomb la hauteur des eaux, de peur que la Marie ne se fût trop rapprochée de l’île d’Islande. Mais toutes les lignes du bord filées bout à bout n’arrivaient pas à toucher le lit de la mer : on était donc bien au large et en belle eau profonde.

La vie était saine et rude; ce froid plus piquant augmentait le bien-être du soir, l’impression de gîte bien chaud qu’on éprouvait dans la cabine en chêne massif, quand on y descendait pour souper ou pour dormir.

Dans le jour, ces hommes, qui étaient plus cloîtrés que des moines, causaient peu entre eux. Chacun tenant sa ligne, restait pendant des heures et des heures à son même poste invariable, les bras seuls occupés au travail incessant de la pêche. Ils n’étaient séparés les uns des autres que de deux ou trois mètres, et ils finissaient par ne plus se voir.

Ce calme de la brume, cette obscurité blanche endormait l’esprit. Tout en pêchant, on se chantait pour soi-même quelque air du pays à demi-voix, de peur d’éloigner les poissons. Les pensées se faisaient plus lentes et plus rares; elles semblaient se distendre, s’allonger en durée afin d’arriver à remplir le temps sans y laisser des vides, des intervalles de non-être. On n’avait plus du tout l’idée aux femmes, parce qu’il faisait déjà froid; mais on rêvait à des choses incohérentes ou merveilleuses, comme dans le sommeil, et la trame de ces rêves était aussi peu serrée qu’un brouillard…

Ce brumeux mois d’août, il avait coutume de clore ainsi chaque année, d’une manière triste et tranquille, la saison d’Islande. Autrement c’était toujours la même plénitude de vies physique, gonflant les poitrines et faisant aux marins des muscles durs.

Yann avait bien retrouvé tout de suite ses façons d’être habituelles, comme si son grand chagrin n’eût pas persisté : vigilant et alerte, prompt à la manœuvre et à la pêche, l’allure désinvolte comme qui n’a pas de soucis; du reste, communicatif à ses heures seulement qui étaient rares et portant toujours la tête aussi haut avec son air à la fois indifférent et dominateur.

Le soir, au souper, dans le logis fruste que protégeait la Vierge de faïence, quand on était attablé, le grand couteau en main devant quelque bonne assiettée toute chaude, il lui arrivait, comme autrefois, de rire aux choses drôles que les autres disaient.

En lui-même, peut-être, s’occupait-il un peu de cette Gaud, que Sylvestre lui avait sans doute donnée pour femme dans ses dernières petites idées d’agonie, et qui était devenue une pauvre fille à présent sans personne au monde… Peut-être bien surtout, le deuil de ce frère durait-il encore dans le fond de son cœur…

Mais ce cœur d’Yann était une région vierge, à gouverner, peu connue, où se passaient des choses qui ne se révélaient pas au dehors.

Un roman de Pierre Loti

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Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

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