Pierre Loti

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Pierre Loti

Pêcheur d'Islande

Ils furent mari et femme pendant six jours.

En ce moment de départ, les choses d’Islande occupaient tout le monde. Des femmes de peine empilaient le sel pour la saumure dans les soutes des navires; les hommes disposaient les gréements et, chez Yann, la mère, les sœurs travaillaient du matin au soir à préparer les suroîts, les cirages, tout le trousseau de campagne. Le temps était sombre, et la mer, qui sentait l’équinoxe venir, était remuante et troublée.

Gaud subissait ces préparatifs inexorables avec angoisse, comptant les heures rapides des journées, attendant le soir où, le travail fini, elle avait son Yann pour elle seule.

Est-ce que, les autres années, il partirait aussi ? Elle espérait bien qu’elle saurait le retenir, mais elle n’osait pas, dès maintenant, lui en parler… Pourtant il l’aimait bien, lui aussi; avec ses maîtresses d’avant, jamais il n’avait connu rien de pareil; non, ceci était différent; c’était une tendresse si confiante et si fraîche, que les mêmes baisers, les mêmes étreintes, avec elle étaient autre chose; et, chaque nuit, leurs deux ivresses d’amour allaient s’augmentant l’une par l’autre, sans jamais s’assouvir quand le matin venait.

Ce qui la charmait comme une surprise, c’était de le trouver si doux, si enfant, ce Yann qu’elle avait vu quelquefois à Paimpol faire son grand dédaigneux avec des filles amoureuses. Avec elle, au contraire, il avait toujours cette même courtoisie qui semblait toute naturelle chez lui, et elle adorait ce bon sourire qu’il lui faisait, dès que leurs yeux se rencontraient. C’est que, chez ces simples, il y a le sentiment, le respect inné de la majesté de l’épouse; un abîme la sépare de l’amante, chose de plaisir, à qui, dans un sourire de dédain, on a l’air ensuite de rejeter les baisers de la nuit. Gaud était l’épouse, elle, et, dans le jour, il ne se souvenait plus de leurs caresses, qui semblaient ne pas compter tant ils étaient une même chair tous deux et pour toute la vie.

… Inquiète, elle l’était beaucoup dans son bonheur, qui lui semblait quelque chose de trop inespéré, d’instable comme les rêves…

D’abord, est-ce que ce serait bien durable, chez Yann, cet amour ?… Parfois elle se souvenait de ses maîtresses, de ses emportements, de ses aventures, et alors elle avait peur : lui garderait-il toujours cette tendresse infinie, avec ce respect si doux ?…

Vraiment, six jours de mariage, pour un amour comme le leur, ce n’était rien; rien qu’un petit acompte enfiévré pris sur le temps de l’existence qui pouvait encore être si long devant eux ! A peine avaient-ils pu se parler, se voir, comprendre qu’ils s’appartenaient. Et tous leurs projets de vie ensemble, de joie tranquille, d’arrangement de ménage, avaient été forcément remis au retour…

Oh ! les autres années, à tout prix l’empêcher de repartir pour cette Islande !… Mais comment s’y prendre ? Et que feraient-ils alors pour vivre, étant si peu riches l’un et l’autre ?… Et puis il aimait tant son métier de mer…

Elle essayerait malgré tout, les autres fois, de le retenir; elle y mettrait toute sa volonté, toute son intelligence et tout son cœur. Être femme d’Islandais, voir approcher tous les printemps avec tristesse, passer tous les étés dans l’anxiété douloureuse; non, à présent qu’elle l’adorait au delà de ce qu’elle eût imaginé jamais, elle se sentait prise d’une épouvante trop grande en songeant à ces années à venir…

Ils eurent une journée de printemps, une seule… C’était la veille de l’appareillage, on avait fini de mettre le gréement en ordre à bord, et Yann resta tout le jour avec elle. Ils se promenèrent bras dessus bras dessous dans les chemins, comme font les amoureux, très près l’un de l’autre et se disant mille choses. Les bonnes gens en souriant les regardaient passer :

—    C’est Gaud, avec le grand Yann de Pors-Even… Des mariés d’hier !

Un vrai printemps, ce dernier jour; c’était particulier et étrange de voir tout à coup ce grand calme, et plus un seul nuage dans ce ciel habituellement tourmenté. Le vent ne soufflait de nulle part. La mer s’était faite très douce; elle était partout du même bleu pâle, et restait tranquille. Le soleil brillait d’un grand éclat blanc, et le rude pays breton s’imprégnait de cette lumière comme d’une chose fine et rare; il semblait s’égayer et revivre jusque dans ses plus profonds lointains. L’air avait pris une tiédeur délicieuse sentant l’été, et ont eût dit qu’il s’était immobilisé à jamais, qu’il ne pouvait plus y avoir de jours sombres ni de tempêtes. Les caps, les baies, sur lesquels ne passaient plus les ombres changeantes des nuages, dessinaient au soleil leurs grandes lignes immuables; ils paraissaient se reposer, eux aussi, dans des tranquillités ne devant pas finir… Tout cela comme pour rendre plus douce et éternelle leur fête d’amour; et on voyait déjà des fleurs hâtives, des primevères le long des fossés, ou des violettes, frêles et sans parfum.

Quand Gaud demandait :

—    Combien de temps m’aimeras-tu, Yann ?

Lui, répondait, étonné, en la regardant bien en face avec ses beaux yeux francs :

—    Mais, Gaud, toujours…

Et ce mot, dit très simplement par ses lèvres un peu sauvage, semblait avoir là son vrai sens d’éternité.

Elle s’appuyait à son bras. Dans l’enchantement du rêve accompli, elle se serrait contre lui, inquiète toujours, le sentant fugitif comme un grand oiseau de mer… Demain, l’envolée au large !… Et cette première fois il était trop tard, elle ne pouvait rien pour l’empêcher de partir…

De ces chemins de falaise où ils se promenaient, on dominait tout ce pays marin, qui paraissait être sans arbres, tapissé d’ajoncs ras et semé de pierres. Les maisons des pêcheurs étaient posées çà et là sur les rochers avec leurs vieux murs de granit, leurs toits de chaume, très hauts et bossus verdis par la pousse nouvelle des mousses; et, dans l’extrême éloignement, la mer, comme une grande vision diaphane, décrivait son cercle immense et éternel qui avait l’air de tout envelopper.

Elle s’amusait à lui raconter les choses étonnantes et merveilleuses de ce Paris où, elle avait habité, mais lui, très dédaigneux, ne s’y intéressait pas.

—    Si loin de la côte, disait-il, et tant de terres, tant de terres… ça doit être malsain. Tant de maisons, tant de monde… Il doit y avoir des mauvaises maladies, dans ces villes; non, je ne voudrais pas vivre là-dedans, moi, bien sûr.

Et elle souriait, s’étonnant de voir combien ce grand garçon était un enfant naïf.

Quelquefois ils s’enfonçaient dans ces replis du sol où poussent de vrais arbres qui ont l’air de s’y tenir blottis contre le vent du large. Là, il n’y avait plus de vue; par terre, des feuilles mortes amoncelées et de l’humidité froide, le chemin creux bordé d’ajoncs verts, devenait sombre sous les branchages, puis se resserrait entre les murs de quelque hameau noir et solitaire, croulant de vieillesse, qui dormait dans ce bas-fond; et toujours quelque crucifix se dressait bien haut devant eux, parmi les branches mortes, avec son grand Christ de bois rongé comme un cadavre, grimaçant sa douleur sans fin.

Ensuite le sentier remontait, et, de nouveau, ils dominaient les horizons immenses, ils retrouvaient l’air vivifiant des hauteurs et de la mer.

Lui, à son tour, racontait l’Islande, les étés pâles et sans nuit, les soleils obliques qui ne se couchent jamais. Gaud ne comprenait pas bien et se faisait expliquer.

—    Le soleil fait tout le tour, tout le tour, disait-il en promenant son bras étendu sur le cercle lointain des eaux bleues. Il reste toujours bien bas, parce que, vois-tu, il n’a pas du tout de force pour monter; à minuit, il traîne un peu son bord dans la mer, mais tout de suite il se relève et il continue de faire sa promenade ronde. Des fois, la lune aussi paraît à l’autre bout du ciel; alors ils travaillent tous deux, chacun de son bord, et on ne les connaît pas trop l’un de l’autre, car ils se ressemblent beaucoup dans ce pays.

Voir le soleil à minuit !… Comme ça devait être loin, cette île d’Islande. Et les fiords ? Gaud avait lu ce mot inscrit plusieurs fois parmi les noms des morts dans la chapelle des naufragés; il lui faisait l’effet de désigner une chose sinistre.

—    Les fjords, répondait Yann, des grandes baies, comme ici celle de Paimpol par exemple; seulement il y a autour des montagnes si hautes, si hautes, qu’on ne voit jamais où elles finissent, à cause des nuages qui sont dessus. Un triste pays, va, Gaud, je t’assure. Des pierres, des pierres, rien que des pierres, et les gens de l’île ne connaissent point ce que c’est que les arbres. A la mi-août, quand notre pêche est finie, il est grand temps de repartir, car alors les nuits commencent, et elles allongent très vite; le soleil tombe au-dessous de la terre sans pouvoir se relever, et il fait nuit chez eux, là-bas, pendant tout l’hiver.

—    Et puis, disait-il, il y a aussi un petit cimetière, sur la côte, dans un fiord, tout comme chez nous, pour ceux du pays de Paimpol qui sont morts pendant les saisons de pêche, ou qui sont disparus en mer; c’est en terre bénite aussi bien qu’à Pors-Even, et les défunts ont des croix en bois toutes pareilles à celles d’ici, avec leurs noms écrits dessus. Les deux Goazdiou, de Ploubazlanec, sont là, eut aussi Guillaume Moan, le grand-père de Sylvestre.

Et elle croyait le voir, ce petit cimetière au pied des caps désolés, sous la pâle lumière rose de ces jours ne finissant pas. Ensuite, elle songeait à ces mêmes morts sous la glace et sous le suaire noir de ces nuits longues comme les hivers.

—    Tout le temps, tout le temps pêcher ? demandait-elle, sans se reposer jamais ?

—    Tout le temps. Et puis il y a la manœuvre à faire, car la mer n’est pas toujours belle par là. Dame ! on est fatigué le soir, ça donne appétit pour souper et, des jours, l’on dévore.

—    Et on ne s’ennuie jamais ?

—    Jamais ! dit-il, avec un air de conviction qui lui fit mal; à bord, au large, moi, le temps ne me dure pas, jamais !

Elle baissa la tête, se sentant plus triste, plus vaincue par la mer.

Un roman de Pierre Loti

Pêcheur d'Islande

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Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

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