Pêcheur d'Islande

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Pierre Loti

Pêcheur d'Islande

Septembre venait de finir. Elle ne prenait plus aucune nourriture, elle ne dormait plus.

A présent, elle restait chez elle, et se tenait accroupie, les mains entre les genoux, la tête renversée et appuyée au mur derrière. A quoi bon se lever, à quoi bon se coucher; elle se jetait sur son lit sans retirer sa robe, quand elle était trop épuisée. Autrement elle demeurait là, toujours assise, transie; ses dents claquaient de froid, dans cette immobilité; toujours elle avait cette impression d’un cercle de fer lui serrant les tempes; elle sentait ses joues qui se tiraient, sa bouche était sèche, avec un goût de fièvre, et à certaines heures elle poussait un gémissement rauque du gosier, répété par saccades, longtemps, longtemps, tandis que sa tête se frappait contre le granit du mur.

Ou bien elle l’appelait par son nom, très tendrement, à voix basse, comme s’il eût été là tout près, et lui disait des mots d’amour.

Il lui arrivait de penser à d’autres choses qu’à lui, à de toutes petites choses insignifiantes; de s’amuser par exemple à regarder l’ombre de la Vierge de faïence et du bénitier, s’allonger lentement, à mesure que baissait la lumière, sur la haute boiserie de son lit. Et puis des rappels d’angoisse revenaient plus horribles, et elle recommençait son cri, en battant le mur de sa tête…

Et toutes les heures du jour passaient, l’une après l’autre, et toutes les heures du soir, et toutes celles de la nuit, et toutes celles du matin. Quand elle comptait depuis combien de temps il aurait dû revenir, une terreur plus grande la prenait; elle ne voulait plus connaître ni les dates, ni les noms des jours.

Pour les naufrages d’Islande, on a des indications ordinairement; ceux qui reviennent ont vu de loin le drame; ou bien ils ont trouvé un débris, un cadavre, ils ont quelque indice pour tout deviner. Mais non, de la Léopoldine on avait rien vu, on ne savait rien. Ceux de la Marie-Jeanne, les derniers qui l’avaient aperçue le 2 août, disaient qu’elle avait dû s’en aller pêcher plus loin vers le nord, et après, cela devenait le mystère impénétrable.

Attendre, toujours attendre, sans rien savoir ! Quand viendrait le moment où vraiment elle n’attendrait plus ? Elle ne le savait même pas, et à présent elle avait presque hâte que ce fût bientôt.

Oh ! s’il était mort, au moins qu’on eût la pitié de le lui dire !…

Oh ! le voir, tel qu’il était en ce moment même, lui, ou ce qui restait de lui !… Si seulement la Vierge tant priée, ou quelque autre puissance comme elle, voulait lui faire la grâce, par une sorte de double vue, de le lui montrer, son Yann ! lui, vivant, manœuvrant pour rentrer ou bien son corps roulé par la mer… pour être fixée au moins ! pour savoir !…

Quelquefois il lui venait tout à coup le sentiment d’une voile surgissant du bout de l’horizon : la Léopoldine, s’approchant, se hâtant d’arriver ! Alors elle faisait un premier mouvement irréfléchi pour se lever, pour courir regarder le large, voir si c’était vrai…

Elle retombait assise. Hélas ! Où était-elle en ce moment, cette Léopoldine ? où pouvait-elle bien être ? Là-bas, sans doute, là-bas dans cet effroyable lointain de l’Islande, abandonnée, émiettée, perdue…

Et cela finissait par cette vision obsédante, toujours la même : une épave éventrée et vide, bercée sur une mer silencieuse d’un gris rose : bercée lentement, lentement, sans bruit, avec une extrême douceur, par ironie, au milieu d’un grand calme d’eaux mortes.

Un roman de Pierre Loti

Pêcheur d'Islande

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Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

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