Pêcheur d'Islande

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Pierre Loti

Pêcheur d'Islande

— Ah !… Et puis elle recula lentement, affaissée, la tête retombée sur la poitrine. Son beau rêve de folle était fini. Ce n’était que Fantec, leur voisin… Le temps de bien comprendre que ce n’était que lui, que rien de son Yann n’avait passé dans l’air, elle se sentit replongée comme par degrés dans son même gouffre, jusqu’au fond de son même désespoir affreux.

Il s’excusait, le pauvre Fantec : sa femme, comme on savait, était au plus mal, et à présent, c’était leur enfant qui étouffait dans son berceau, pris d’un mauvais mal de gorge; aussi il était venu demander du secours, pendant que lui irait d’une course chercher le médecin à Paimpol…

Qu’est-ce que tout cela lui faisait, à elle ? Devenue sauvage dans sa douleur, elle n’avait plus rien à donner aux peines des autres. Effondrée sur un banc, elle restait devant lui les yeux fixes, comme une morte, sans lui répondre, ni l’écouter, ni seulement le regarder. Qu’est-ce que cela lui faisait, les choses que racontait cet homme ?

Lui comprit tout alors; il devina pourquoi on lui avait ouvert cette porte si vite, et il eut pitié pour le mal qu’il venait de lui faire.

Il balbutia un pardon :

—    C’est vrai, qu’il n’aurait pas dû la déranger… elle !…

—    Moi ! répondit Gaud vivement, et pourquoi donc pas moi, Fantec ?

La vie lui était revenue brusquement, car elle ne voulait pas encore être une désespérée aux yeux des autres, elle ne le voulait absolument pas. Et puis, à son tour, elle avait pitié de lui; elle s’habilla pour le suivre et trouva la force d’aller soigner son petit enfant.

Quand elle revint se jeter sur son lit, à quatre heures, le sommeil la prit un moment parce qu’elle était très fatiguée.

Mais cette minute de joie immense avait laissé dans sa tête une empreinte qui, malgré tout, était persistante; elle se réveilla bientôt avec une secousse, se dressant à moitié, au souvenir de quelque chose… Il y avait eu du nouveau concernant son Yann… Au milieu de la confusion des idées qui revenaient, vite elle cherchait dans sa tête, elle cherchait ce que c’était…

—    Ah ! rien, hélas ! non, rien que Fantec.

Et une seconde fois, elle retomba tout au fond de son même abîme. Non, en réalité, il n’y avait rien de changé dans son attente morne et sans espérance.

Pourtant, l’avoir senti là si près, c’était comme si quelque chose émané de lui était revenu flotter alentour; c’était ce qu’on appelle, au pays breton, un pré-signe; et elle écoutait plus attentivement les pas du dehors, pressentant que quelqu’un allait peut-être arriver qui parlerait de lui.

En effet, quand il fit jour, le père de Yann entra. Il ôta son bonnet, releva ses beaux cheveux blancs, qui étaient en boucles comme ceux de son fils, et s’assit près du lit de Gaud.

Il avait le cœur angoissé, lui aussi; car son Yann, son beau Yann était son aîné, son préféré, sa gloire. Mais il ne désespérait pas, non vraiment, il ne désespérait pas encore. Il se mit à rassurer Gaud d’une manière très douce : d’abord les derniers rentrés d’Islande parlaient tous de brumes très épaisses qui avaient bien pu retarder le navire; et puis surtout il lui était venu une idée : une relâche aux îles Feroë, qui sont des îles lointaines situées sur la route et d’où les lettres mettent très longtemps à venir; cela lui était arrivé à lui-même, il y avait une quarantaine d’années, et sa pauvre défunte mère avait déjà fait dire une messe pour son âme… Un si beau bateau, la Léopoldine, presque neuf, et de si forts marins qu’ils étaient tous à bord…

La vieille Moan rôdait autour d’eux tout en hochant la tête; la détresse de sa petite-fille lui avait presque rendu de la force et des idées; elle rangeait le ménage, regardant de temps en temps le petit portrait jauni de son Sylvestre accroché au granit du mur, avec ses ancres de marine et sa couronne funéraire en perles noires; non, depuis que le métier de mer lui avait pris son petit-fils, à elle, elle n’y croyait plus, au retour des marins; elle ne priait plus la Vierge que par crainte, du bout de ses pauvres vieilles lèvres, lui gardant une mauvaise rancune dans le cœur.

Mais Gaud écoutait avidement ces choses consolantes, ses grands yeux cernés regardaient avec une tendresse profonde ce vieillard qui ressemblait au bien-aimé; rien que de l’avoir là, près d’elle, c’était une protection contre la mort, et elle se sentait plus rassurée, plus rapprochée de son Yann. Ses larmes tombaient, silencieuses et plus douces, et elle redisait en elle-même ses prières ardentes à la Vierge Étoile-de-la-mer.

Une relâche là-bas, dans ces îles, pour des avaries peut-être; c’était une chose possible en effet. Elle se leva, lissa ses cheveux, fit une sorte de toilette, comme s’il pouvait revenir. Sans doute tout n’était pas perdu, puisqu’il ne désespérait pas, lui, son père. Et, pendant quelques jours, elle se remit encore à attendre.

C’était bien l’automne, l’arrière-automne, les tombées de nuit lugubres où, de bonne heure, tout se faisait noir dans la vieille chaumière, et noir aussi alentour, dans le vieux pays breton.

Les jours eux-mêmes semblaient n’être plus que des crépuscules; des nuages immenses, qui passaient lentement, venaient faire tout à coup des obscurités en plein midi. Le vent bruissait constamment, c’était comme un son lointain de grandes orgues d’église, jouant des airs méchants ou désespérés; d’autres fois, cela se rapprochait tout près contre la porte, se mettant à rugir comme les bêtes.

Elle était devenue pâle, pâle, et se tenait toujours plus affaissée, comme si la vieillesse l’eût déjà frôlée de son aile chauve. Très souvent elle touchait les effets de son Yann, ses beaux habits de noces, les dépliant, les repliant comme une maniaque, surtout un des ses maillots en laine bleue qui avait gardé la forme de son corps; quand on le jetait doucement sur la table, il dessinait de lui-même, comme par habitude, les reliefs des ses épaules et de sa poitrine; aussi à la fin elle l’avait posé tout seul dans une étagère de leur armoire, ne voulant plus le remuer pour qu’il gardât plus longtemps cette empreinte.

Chaque soir, des brumes froides montaient de la terre; alors elle regardait par sa fenêtre la lande triste, où des petits panaches de fumée blanche commençaient à sortir çà et là des chaumières des autres : là partout les hommes étaient revenus, oiseaux voyageurs ramenés par le froid. Et, devant beaucoup de ces feux, les veillées devaient être douces; car le renouveau d’amour était commencé avec l’hiver dans tout ce pays des Islandais…

Cramponnée à l’idée de ces îles où il avait pu relâcher, ayant repris une sorte d’espoir, elle s’était remise à l’attendre…

Pierre Loti

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Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

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