— Locus Solus —

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Raymond Roussel

Locus Solus (Lieu solitaire)

La grille s’ouvrit largement — puis se referma, franchie par le visiteur, qui pénétra dans la grotte verte.

Par ordre de Jouël, dont il comprenait le mobile, Kourmelen venait cacher là tout l’or de sa couronne. Où trouver une retraite plus sûre que cet antre, depuis si longtemps inviolé en dépit de mille efforts ? Puis, au cas même où un intrigant eût à force d’essais déniché le sésame exact, la présence dans la caverne d’innombrables pépites, dont la Massive transformée par sa fonte ne se distinguait en rien, constituait une garantie contre l’usurpation redoutée. Seul, en effet, vu le fétichisme populaire un front ceint de la couronne ancestrale reconstituée sans nul conteste avec son or primitif pourrait devenir royal. Et quel moyen aurait-on d’identifier le lingot vénérable parmi tant d’autres spécimens pareils à lui ?

Extrayant sans trop de peine un long caillou à moitié pris dans la surface d’un bloc isolé de marbre vert, Kourmelen obtint une cavité parfaite où le précieux objet lourd entra juste, offrant dès lors le même aspect que les multiples échantillons d’or partout sertis dans l’ophite de la caverne.

Mais un trop strict anonymat du lingot eût enlevé toute possibilité de règne à Hello même, qui, un jour, avant de lui rendre pour son front la forme d’une couronne royale, serait forcée d’en prouver au peuple, grâce à une marque irréfutable, la provenance presque divine.

Avec la pointe de son poignard, Kourmelen, toujours sur injonction de Jouël, commença de signer sur la plate-forme du bloc vert en ne rayant que finement le marbre.

Depuis l’origine, les rois de Kerlagouëzo apposaient sur les actes importants, au lieu de leur nom, le mot Ego, qui renforçait leur prestige en faisant de chacun, pendant son règne, le moi suprême, à la fois source et aboutissement de tout. L’écriture et la date rachetaient cette uniformité syllabique en désignant double ment sur chaque pièce le souverain en cause.

N’hésitant pas, en pareille occurrence, à choisir sa griffe prédominante, Kourmelen grava son Ego habituel — puis data, non sans recouvrir aussitôt l’inscription entière d’une mince couche de sable. Par cette dernière précaution, le roi, qui en outre, à son entrée, avait pour agir gagné exprès la plus obscure région de la grotte, rendait presque impossible, pour tout chercheur non averti ayant par chance inouïe réussi à prononcer le vrai sésame, la découverte de l’indice inhérent à l’épigraphe.

Kourmelen, avec les cinq vocables puissants, rouvrit, pour sortir, la grille prompte à se refermer derrière lui.

Revenu de son expédition, il déclara publiquement, mais en taisant chaque détail, que la Massive, maintenant fondue, reposait par ses soins dans le Morne-Vert, dont Jouël, en songe, lui avait livré le magique mot de passe. Il importait que le peuple, pour garder foi en l’avenir, sût qu’enfoui en lieu sûr l’or sacré, dont la perte supposée l’eût réduit à un dangereux désespoir, était prêt à donner encore sa sanction à de futurs souverains.

Sentant déjà l’étreinte de la mort, Kourmelen, hâtivement, acheva d’exécuter les ordres de Jouël, qui, avec maintes recommandations annexes, lui avait enjoint de prendre sans crainte, pour remplir l’indispensable office de confident universel, un certain Le Quillec, bouffon de la cour.

Borgne et hideux, Le Quillec, pour outrer le grotesque de sa personne, objet de la risée générale, s’habillait toujours en rose comme le plus coquet damoiseau et, plein d’esprit dans la riposte, cachait sous son enveloppe comique une âme droite et bonne, sincèrement dévouée au roi.

D’abord étonné d’un tel choix, Kourmelen, à la réflexion, admira la sagesse de Jouël. Mandataire plus sûr que quiconque, Le Quillec, en tant qu’être vil et bafoué, indigne à tous les yeux d’avoir pu être élu comme dépositaire d’un grand secret, serait en outre à l’abri de toute insistance ou menace tendant à le faire parler.

Le roi, sans restrictions, révéla au bouffon la formule introductrice, la place du lingot fameux et l’existence de la signature probante. Quand arriverait le moment propice d’agir, Hello, avertie comme fille de race souveraine et divine par un de ces signes célestes refusés aux simples humains tels que Le Quillec, viendrait de son propre mouvement trouver le borgne pour lui réclamer ses secrets. Ce jour-là seulement, afin qu’une involontaire marque d’intérêt ou de faveur ne put éveiller prématurément les soupçons de l’entourage, l’étrange confident aurait été désigné à l’orpheline — par un moyen que devait ignorer Le Quillec même, actuellement voue à une longue attente passive. Congédiant le bouffon, Kourmelen prit dans une réserve de jouets destinés à sa fille un fantoche habillé de rose dont il ôta un œil. La reine Pléveneuc, pendant sa grossesse, avait brodé sans nulle aide un luxueux coussin bleu, appelé dans sa pensée à soutenir près d’elle sur sa couche, jusqu’au jour des relevailles, l’enfant qu’elle attendait. Kourmelen s’était toujours efforcé d’inculquer à Hello le respect de cette relique, dont la pauvre mère, surprise par la mort, n’avait pu faire usage. Ouvrant une portion de surjet, il glissa le fantoche au plus profond de la plume puis enjoignit à une camérière de recoudre l’endroit béant, dû selon son dire à un accident.

Le roi apprit sans témoins à Hello, mise en demeure de garder le secret de l’entretien, qu’un présent l’attendait enfermé dans le coussin bleu, dont elle ne devait explorer les flancs que sur un ordre céleste. Jusqu’à la fin Kourmelen n’avait fait que suivre en tout les prescriptions de Jouël, dont il louait en lui-même la prévoyante pénétration. Destinée en effet à ne recevoir l’avertissement céleste qu’armée par l’âge contre ses antagonistes, Hello, en fouillant le coussin, qui vu sa provenance auguste ne risquait pas de se perdre, serait forcée de chercher quelque symbole dans l’insolite offrande faite à une adulte d’un simple jouet naïf. À la longue, l’habit rose et l’œil absent du fantoche évoqueraient fatalement dans sa pensée en travail le bouffon Le Quillec, qu’elle irait questionner. De plus, si, odieusement pressurants, les princes collatéraux arrachaient à Hello encore enfant et faible le secret du coussin bleu — sans raison d’insister, vu l’intégralité apparente de l’aubaine, jusqu’au si essentiel aveu du signal céleste à attendre — l’émersion hors de l’épais duvet, dépourvu du précieux document espéré, d’une bizarre poupée amusante si bien adaptée à l’âge de la destinataire, semblerait trahir uniquement le tendre caprice d’un père soucieux de doubler l’attrait de son cadeau par l’imprévu d’une ingénieuse cachette. L’objet, sans conséquence palpable, serait évidemment remis à Hello, qui, se bornant alors à l’employer pour ses jeux, se dirait brusquement plus tard, au jour de la manifestation céleste, que l’heure venait seulement de tinter où elle eût du sonder le coussin. Aussitôt, voyant jurer la puérilité du don avec l’épanouissement de sa jeunesse, elle tomberait dans de fécondes réflexions et, se rappelant les deux saillantes particularités du jouet, ferait le rapprochement voulu, prompt à la conduire vers Le Quillec.

Bientôt Kourmelen mourut. Ses frères, profitant de la minorité d’Hello pour former des partis, déchaînèrent la guerre civile, chacun tâchant de conquérir le pouvoir. Mais, faute de l’or sacré apte à reconstituer la Massive, nul d’entre eux ne parvint à se faire admettre pour roi.

Vainement de nouvelles paroles furent essayées pour ouvrir l’inflexible grille du Morne-Vert, surtout fascinant désormais en tant qu’habitacle du lingot monarchique. Assaillie de questions par ses oncles comme dépositaire probable de quelque révélation paternelle devant conduire au but, Hello sut garder son secret tout entier.

L’anarchie, dès lors, mina le royaume, puisque Hello même, avant de posséder la Massive, ne pouvait être reine.

Toujours affublé de rose, Le Quillec, nanti d’une pension via gère léguée par Kourmelen, faisait rire à la promenade, en ripostant finement à leurs quolibets, tels anciens habitués de la cour.

Le temps passa, et Hello, à dix-huit ans, se prit à songer sans trêve au symptôme céleste prédit par son père, dans l’espoir qu’un moyen lui serait alors offert de sauver le pays, définitive ment ruiné par un laps ininterrompu de chaos et de luttes intestines.

Un soir de juillet, comme la jeune princesse revenait seule, les bras chargés de fleurs, vers un château ancestral où elle résidait chaque été, maints somptueux reflets rouges, nés du soleil à peine disparu, incendièrent de longs nuages couchés à l’horizon.

S’arrêtant pour admirer la féerie crépusculaire, Hello vit certains flocons étroits se courber étrangement sous l’action de la brise jusqu’à former en lettres vagues cette locution :

D’ORES.

L’ensemble s’effiloqua bientôt dans les airs. Mais Hello, le cœur battant, avait reconnu, à sa nature céleste, le préavis annoncé. Maintenant elle devait agir.

Rentrée au château, elle ouvrit le coussin bleu, envers qui ne s’était démentie jamais sa plus dévotieuse sollicitude, trop justifiée par le contact sanctificateur des mains maternelles pour avoir pu sembler suspecte. D’abord désappointée en n’y trouvant que le fantoche, elle médita longuement, incitée aux recherches pénétrantes par la discordance établie entre le jouet et son âge.

Soudain, au ton de l’habit et à la vacuité de l’orbite, la jeune fille devina, en l’énigmatique poupée, une évocation de Le Quillec.

Elle manda le bouffon au château et l’instruisit de tout.

À son tour Le Quillec lui transmit les secrets confiés à son honneur, l’adjurant de gagner incontinent le Morne-Vert pour suivre avec un docile empressement l’ordre des nuages — ordre impérieux envoyé à bon escient en un moment fort propice, où aucun des usurpateurs éventuels, qui tous venaient de s’affaiblir mutuellement par des luttes à outrance, n’eût pu entraver efficacement la marche de la reine légitime quand, détenant le lingot fétiche, elle soulèverait sur ses pas l’enthousiasme universel.

Installée dans une vaste litière, Hello partit sur-le-champ, escortée du bouffon, qui, exposant partout à dessein le but réel du voyage, suscitait l’adjonction au cortège de maints fanatiques, impatients de voir l’événement mémorable appelé à faire cesser l’ère d’anarchie et de ruine.

La jeune princesse atteignit donc le Morne-Vert au sein d’une foule immense, qui réjouissait Le Quillec, avide de témoins pour sa scène d’identification.

Ouvrant la grille avec la phrase efficace prononcée secrètement à voix basse, le bouffon marcha dans la grotte vers la place indiquée, pendant qu’une portion de la multitude le suivait sur sa demande pour constater en ses moindres gestes une parfaite absence de complicité.

Désigné par Le Quillec puis soulevé à bras nombreux, le bloc marmoréen de Kourmelen fut transporté au-dehors, et la grille, encore béante, ne se referma, vu l’extrême brièveté de la visite, qu’après la sortie du dernier envahisseur.

Le bouffon, ôtant la couche de sable dissimulatrice fit voir à tous, dans la face haute du bloc, la signature du feu roi, proche le lingot dynastique, ainsi authentifié.

Hello se dirigea vers Gloannic, emportant le bloc vert, mis intact auprès d’elle en un coin de sa litière. Au milieu d’ovations fiévreuses déchaînées par le succès de l’expédition, son cortège populaire grossissait à chaque étape. Vainement les prétendants, pour l’arrêter en chemin, haranguèrent leurs soldats, qui, au su de l’insigne recouvrance, vinrent tous, fascinés par la gloire magique du lingot, se ranger d’eux-mêmes sous la bannière de l’heureuse princesse.

Portée en triomphe jusqu’à son palais, Hello, avec l’or reconquis, fit créer à nouveau la Massive, qu’elle ceignit un jour publiquement aux cris délirants de « Vive la reine ! » Le soir venu, on vit l’astre Jouël briller plus encore que de coutume.

La souveraine voulut ensuite relever le pays avec les millions de la caverne, dont l’exploitation s’organisa promptement. Divulguée, la formule de la grille favorisa l’entrée ou la sortie d’ouvriers armés de pics, et bientôt, grâce à l’or extrait en masse des profondeurs internes du marbre vert, le royaume prospéra.

Souriante enfin et chérie par son peuple, Hello combla Le Quillec de bienfaits.

Dans un élan d’exaltation joyeuse, on fit exécuter une statue qui, représentant la jeune reine couronne au front, fut placée comme celle d’une sainte au fond de certaine spacieuse niche, sous laquelle trois hauts-reliefs en couleurs commémoraient la sublime aventure.

Or, l’examen le prouvait, c’était cette niche même qu’avaient mise à nu les plus récentes fouilles accomplies par la société dont Canterel était actionnaire.

Une facile enquête démontra que la statue absente, brisée en mille fragments, gisait, au moment de la trouvaille, sous l’obscur abri de la niche, jadis projetée en avant par le lointain cataclysme enfouisseur.

Le maître convoita cette pièce vénérable, dont la seule existence décernait à la légende une curieuse part de réalité. Enchérissant ferme, il en fut, à la vente, l’heureux adjudicataire et, l’installant dans son parc, laissa vide pendant six ans la guérite de pierre, faute de trouver quelque statue digne par son âge et sa valeur d’un aussi précieux gîte — mérité dernièrement par l’antique et glorieux Fédéral, qui reçut là un abri contre le vent et la pluie.

Après un dernier regard jeté sur la double curiosité, nous suivîmes Canterel, déjà prêt à nous distancer dans l’allée ascendante.

Raymond Roussel

Locus Solus

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Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

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