— Locus Solus —

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Raymond Roussel

Locus Solus

À mesure que nous montions, la végétation devenait plus rare. Bientôt le sol acheva de se dénuder de toutes parts, et, au terme du trajet, nous eûmes connaissance d’une grande esplanade très unie et entièrement découverte.

Nous fîmes quelques pas vers un point où se dressait une sorte d’instrument de pavage, rappelant par sa structure les demoiselles — ou hies — qu’on emploie au nivellement des chaussées.

Légère d’apparence, bien qu’entièrement métallique, la demoiselle était suspendue à un petit aérostat jaune clair, qui, par sa partie inférieure, évasée circulairement, faisait songer à la silhouette d’une montgolfière.

En bas, le sol était garni de la plus étrange façon.

Sur une étendue assez vaste, des dents humaines s’espaçaient de tous côtés, offrant une grande variété de formes et de couleurs. Certaines, d’une blancheur éclatante, contrastaient avec des incisives de fumeurs fournissant la gamme intégrale des bruns et des marrons. Tous les jaunes figuraient dans le stock bizarre, depuis les plus vaporeux tons paille jusqu’aux pires nuances fauves. Des dents bleues, soit tendres, soit foncées, apportaient leur contingent dans cette riche polychromie, complétée par une foule de dents noires et par les rouges pâles ou criards de maintes racines sanguinolentes.

Les contours et les proportions différaient à l’infini — molaires immenses et canines monstrueuses voisinant avec des dents de lait presque imperceptibles. Nombre de reflets métalliques s’épanouissaient çà et là, provenant de plombages ou d’aurifications.

À la place occupée actuellement par la hie, les dents, étroitement groupées, engendraient, par la seule alternance de leurs teintes, un véritable tableau encore inachevé. L’ensemble évoquait un reître sommeillant dans une crypte sombre, vautré mollement au bord d’un étang souterrain. Une fumée ténue, enfantée par le cerveau du dormeur, montrait, en manière de rêve, onze jeunes gens se courbant à demi sous l’empire d’une frayeur inspirée par certaine boule aérienne presque diaphane, qui, semblant servir de but à l’essor dominateur d’une blanche colombe, marquait sur le sol une ombre légère enveloppant un oiseau mort. Un vieux livre fermé gisait à côté du reître, qu’illuminait faiblement une torche plantée droite dans le sol de la crypte.

Le jaune et le brun régnaient dans cette singulière mosaïque dentaire. Les autres tons, plus rares, jetaient des notes vives et attirantes. La colombe, faite de superbes dents blanches, avait une pose de rapide et gracieux élan; participant à l’équipement du reître, des racines habilement agencées composaient d’une part certaine plume rouge ornant un chapeau sombre affalé près du livre, de l’autre un grand manteau pourpre agrafé par une boucle de cuivre due à d’ingénieux attroupements d’aurifications; un complexe amalgame de dents bleues créait une culotte azurée, qui s’enfonçait dans de larges bottes en dents noires; les semelles, très visibles, comprenaient un agrégat de dents noisette, parmi les quelles de nombreux plombages figuraient des clous régulièrement espacés.

C’était sur la botte gauche que la demoiselle se trouvait présentement arrêtée.

En dehors du tableau, les dents gisaient de tous côtés avec la plus complète incohérence, plus ou moins clairsemées sans aucun résultat pictural. Autour de la limite fictive marquée à la ronde par les dents les plus distantes de la région centrale, s’étendait une zone vide, bordée elle-même par une corde grêle fixée de loin en loin au sommet de minces piquets hauts de quelques centimètres. Nous étions tous rangés devant cette barrière polygonale.

Soudain la hie s’enleva d’elle-même dans les airs et, poussée par un souffle modeste, se posa non loin de nous, après une directe et lente excursion de quinze à vingt pieds, sur une dent de fumeur brunie par le tabac.

Canterel, nous entraînant d’un signe, enjamba la corde, franchit la limite déserte et s’approcha de l’instrument aérien. Nous le suivîmes tous, très attentifs à ne pas déplacer les dents éparses, dont l’apparent désordre était sans nul doute le résultat laborieux d’études approfondies.

De près, l’oreille percevait plusieurs tic-tac, émis par la demoiselle, qui brillait au soleil.

Sans nous marchander les plus séduisants commentaires, Canterel attira notre attention sur les divers organes de l’appareil.

Juste au sommet de l’aérostat, laissée à nu par le filet formant là une sorte de col sans relief, une soupape automatique d’aluminium comprenait une ouverture circulaire à obturateur voisine d’un petit chronomètre au cadran visible.

Sous le ballon, les cordages verticaux et ténus composant la partie inférieure du filet, entièrement fait de soie rouge fine et légère, agrippaient en guise de nacelle, par des trous forés dans son bord droit et très bas, un plateau rond d’aluminium, qui, ressemblant à un couvercle renversé, contenait une substance jaune d’ocre étalée en couche mince sur son fond horizontal.

Le dessous du plateau était centralement rivé au sommet d’un étroit poteau d’aluminium cylindrique et vertical constituant le corps même de l’objet.

Une longue tige, pareillement en aluminium, plantée de côté dans la région supérieure du poteau, s’élevait obliquement vers le ciel, plus haut que le plateau circulaire, et finissait en se rami fiant triplement. Chacune de ses trois branches soutenait debout à son extrémité un chronomètre assez grand, auquel s’adossait un miroir rond de même circonférence; les trois cadrans, s’ignorant l’un l’autre, se trouvaient orientés extérieurement dans trois sens divergents, alors que les trois disques de verre étamé faisaient face à un commun espace médian et, respectivement, regardaient à peu près l’ouest, le sud et l’est. Actuellement le premier miroir recevait directement l’image du soleil et la dardait en plein sur le second, qui la renvoyait vers le plateau-nacelle, tandis que le troisième ne semblait jouer aucun rôle. Chaque miroir tenait à son chronomètre par quatre tiges horizontales délicatement dentées, fichées individuellement en haut, en bas, à droite et à gauche dans le revers de son pourtour; ces tiges, dans les trois cas, traversaient le chronomètre de part en part et pointaient de l’autre coté, en marge périphérique du cadran, un peu inférieur comme diamètre à l’ensemble du mouvement d’horlogerie.

Actionnées par d’invisibles roues dentées en rapport avec le mécanisme des chronomètres, les tiges, par une grande variété de progressions et de reculs, pouvaient donner aux miroirs toutes sortes d’inclinaisons; l’avant de chacune se composait d’une petite boule métallique emprisonnée aux deux tiers par une sphère creuse incomplète adaptée au dos du miroir en jeu; ce mode d’attache se prêtait facilement aux déplacements du disque réfléchissant dans les sens les plus divers.

Chaque jour le triple système suivait le soleil dans sa course, du lever au coucher. Pendant la matinée le miroir tourné à l’est recueillait en premier l’ensemble des feux étincelants; après le passage de l’astre au méridien il devenait inactif et son vis-à-vis prenait son rôle. Militant depuis l’aurore jusqu’au soir, le miroir contemplant le sud reflétait toujours en deuxième, pour les braquer dans une direction invariable, les effluves radieux que lui décochaient sans interruptions l’un ou l’autre des brillants disques voisins.

Sur le milieu de la tige oblique triplement ramifiée à sa fin s’élevait un court support droit, presque aussitôt divisé en deux branches courbes formant une moitié de circonférence aux cornes pointées vers le zénith. Ce demi-cercle, perpendiculaire à l’idéal plan vertical dans lequel se trouvait la tige oblique, pouvait servir de cadre partiel à une puissante lentille ronde qui, assimilant son diamètre horizontal au sien, était fixée intérieurement par deux pivots à la portion culminante des branches courbes.

Placée avec précision sur le chemin du faisceau lumineux répercuté en second par le plus lointain miroir, la lentille était couchée parallèlement aux rayons qui l’inondaient.

Un chronomètre de dimension minime, dont le cadran ornait extérieurement la partie haute d’une des branches courbes, avait pour mission de faire virer la lentille à tels moments strictement déterminés, grâce à une subtile accointance entre son mouvement et le pivot contigu.

Assurant la stabilité de l’ensemble, une tige métallique horizontale, terminée comme un demi-haltère par un contrepoids en boule, était vissée dans le poteau d’aluminium du côté juste opposé à la lentille et aux miroirs.

Une immense aiguille aimantée, semblant provenir de quelque géante boussole, traversait perpendiculairement le poteau à mi-hauteur et, présentant la même longueur de part et d’autre, servait, par son magnétisme, à toujours maintenir, durant les vols, l’ustensile aérien dans une orientation immuable. Sa pointe nord était placée droit au-dessous du miroir inspectant le sud, alors que son piquant méridional coïncidait de façon similaire, mais à moindre distance, avec le contrepoids sphérique.

Comme base, trois petites griffes d’aluminium, courbes et tout unies, rappelant en miniature les pieds d’un meuble, supportaient le bord inférieur du poteau; chacune appuyait son extrémité sur le sol, en donnant à la hie une assiette suffisante, et montrait extérieurement, tout au bas de sa courbe régulière et sortante, le cadran d’un chronomètre exigu à peine plus large qu’elle-même.

À mi-hauteur des trois griffes étaient respectivement ancrés, de façon interne et convergente, trois minces clous horizontaux, dont la pointe s’enfonçait très légèrement dans le pourtour d’une minuscule rondelle en métal bleu, ainsi campée isolément et à plat dans l’espace, juste sous l’axe du poteau. Une deuxième rondelle, de même format, mais dont le métal offrait une teinte gris clair, stationnait directement au-dessus de l’autre, à un millimètre d’intervalle, et se trouvait suspendue à une fine tige verticale, qui, tenant par un bout au centre de sa surface supérieure, disparaissait dans le poteau.

Un peu plus haut que le niveau d’attache des griffes, l’extrême portion inférieure du poteau enchâssait, en un point de sa périphérie, le cadran d’un dernier chronomètre.

Nous ayant laissé le temps nécessaire à un examen approfondi de la demoiselle, Canterel revint sur ses pas suivi de notre groupe, et quelques secondes plus tard nous étions tous postés comme précédemment au bord de la corde, que nous avions franchie de nouveau.

Le bruit d’un faible choc attira bientôt nos regards vers le bas de l’appareil; entre les trois griffes, la rondelle grise, s’abaissant sous une poussée de sa tige, avait rapidement rejoint l’autre, et toutes deux restaient maintenant collées étroitement. À l’instant précis de leur réunion, la dent brune placée au-dessous d’elles avait quitté le sol et, obéissant à quelque mystérieuse aimantation, s’était plaquée contre le verso de la rondelle bleue. Pour l’oreille, les deux heurts, semblant simultanés, s’étaient confondus en un seul.

Peu après, un éclair jaillit de la lentille, qui, ayant accompli brusquement un quart de tour en pivotant sur l’axe de son diamètre horizontal, coupait désormais perpendiculairement le faisceau lumineux émis, suivant une obliquité descendante, par le miroir braqué au sud. Par suite de cette manœuvre, les rayons, traversant le verre spécial, se concentraient avec puissance sur l’aire intégrale de la substance jaune étalée sous l’aérostat dans le plateau circulaire; quelques-uns des fins cordages inférieurs du filet rayaient d’une ombre imperceptible ce soudain miroitement. Sous l’effet d’intense chaleur ainsi produit la matière ocreuse devait dégager un gaz léger pénétrant dans le ballon par son ouverture évasée, car l’enveloppe se bombait graduellement. La force ascensionnelle fut bientôt suffisante pour enlever l’appareil entier, qui bondit doucement dans les airs, pendant que la lentille, effectuant un nouveau quart de tour dans le même sens, obscurcissait l’amalgame jaune en cessant d’y concentrer les rayons solaires.

Raymond Roussel

Locus Solus: Passage à vide

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Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

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