— Raymond Roussel —

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Raymond Roussel

Locus Solus

Le vent avait changé pendant notre station par-delà l’obstacle de la corde, et la demoiselle fut ramenée vers le tableau dentaire; mais ce second trajet formait un angle assez ouvert avec le premier, et c’était sur le plus sombre coin de la crypte où sommeillait le reître que l’instrument se dirigeait.

En bas, pendant le vol, une des griffes s’allongea d’elle-même grâce à une aiguille interne qui descendit d’un demi-centimètre.

Bientôt le ballon se dégonfla sensiblement, et l’appareil, s’abaissant, établit ses deux griffes sans rallonge sur un ensemble de dents foncées appartenant à l’une des berges de l’étang souterrain, tandis que l’aiguille révélée depuis peu s’installait à même le sol au milieu d’un espace reste vide. Au moment de l’atterrissage nous avions vu, sur le sommet de l’aérostat, la soupape encore béante, qui, ayant laissé fuir la quantité de gaz voulue, se refermait sans bruit à l’aide de son obturateur, simple disque d’aluminium capable tour à tour de se cacher puis de réapparaître en tournant, sans changer de plan, sur certain pivot intéressant un point de son bord extrême. Par déduction analogique nous comprenions maintenant comment le premier voyage de la hie s’était perpétré au moyen de la lentille et de la soupape, dont les agissements respectifs avaient alors échappé à nos yeux novices. Entre les trois griffes la rondelle grise venait de se relever, entraînée par sa tige, et de nouveau un millimètre d’écart la séparait de la bleue. Aussitôt, prouvant que de ce fait l’aimantation était détruite, la dent chargée de nicotine qui avait suivi l’appareil dans les airs quitta le revers de la rondelle bleue et tomba sur le sol, où elle combla en partie un point inachevé de la mosaïque. La teinte de la nouvelle débarquée s’harmonisait avec celle des dents voisines, et le tableau se trouvait un peu avancé par ce minime apport remisé en bonne place.

La lentille exécuta un quart de tour dans le sens habituel, et les émanations de la substance ocreuse, lumineusement échauffée, enflèrent la baudruche. Le ballon s’enleva, pendant que la lentille pivotait derechef et que l’aiguille-rallonge réintégrait la griffe qui lui tenait lieu d’étui. La brise avait gardé son dernier cap, et la demoiselle poursuivit sa course en ligne droite jusqu’à une solitaire et lointaine racine rose, fine et pointue, sur laquelle une manœuvre de la soupape la fit descendre et se poser.

Canterel prit alors la parole pour nous expliquer la raison d’être de l’étrange véhicule aérien.

Le maître avait pousse jusqu’aux dernières limites du possible l’art de prédire le temps. L’examen d’une foule d’instruments prodigieusement sensibles et précis lui faisait connaître dix jours à l’avance, pour un endroit déterminé, la direction et la puissance de tout souffle d’air ainsi que la venue, les dimensions, l’opacité et le potentiel de condensation du moindre nuage.

Pour mettre en saisissant relief l’extrême perfection de ses pronostics, Canterel imagina un appareil capable de créer une œuvre esthétique due aux seuls efforts combinés du soleil et du vent.

Il construisit la demoiselle que nous avions sous les yeux et la pourvut des cinq chronomètres supérieurs chargés d’en régler toutes les évolutions — le plus haut ouvrant ou refermant la soupape, tandis que les autres, en actionnant les miroirs et la lentille, s’occupaient de gonfler avec les feux solaires l’enveloppe de l’aérostat, grâce à la substance jaune, qui, due à une préparation spéciale, exhalait sous tout ascendant calorique une certaine quantité d’hydrogène. C’était le maître lui-même qui avait inventé la composition ocreuse, dont les effluences allégeantes se produisaient seulement quand la lentille concentrait sur elle les rayons de l’astre radieux.

De cette manière, Canterel avait un instrument qui, sans aucune autre aide que celle du soleil plus ou moins dégagé, pouvait, en profitant de tel courant atmosphérique prévu longtemps d’avance, accomplir un trajet précis.

Le maître chercha dès lors quelle matière employer pour l’enfantement de son œuvre d’art. Seule une fine mosaïque lui semblait apte à provoquer un difficultueux et fréquent va-et-vient de l’appareil. Or il fallait que les fragments multicolores, au moyen de quelque aimantation intermittente, puissent être tour à tour attirés puis laissés par la portion inférieure de la hie. Canterel, finalement, résolut d’utiliser une découverte qui, faite par lui seul quelques années auparavant, avait toujours donné dans la pratique d’excellents résultats.

Il s’agissait d’un curieux système permettant d’extraire les dents sans aucune souffrance, en évitant l’emploi dangereux et nocif de tout anesthésiant.

À la suite de longues recherches, Canterel avait obtenu deux métaux fort complexes, qui rapprochés l’un de l’autre créaient à l’instant même une aimantation irrésistible et spéciale, dont le pouvoir s’exerçait uniquement sur l’élément calcaire composant les dents humaines.

L’un de ces métaux était gris, l’autre avait des reflets bleu d’acier. Taillant dans chacun d’eux une rondelle d’un millimètre de rayon, il avait fixé la grise à un fin manche rigide un peu oblique a son plan — et enfoncé dans le pourtour de la bleue, à distances symétriquement égales, la pointe de trois courtes tiges horizontales divergentes, tenant par leur autre extrémité à la circonférence supérieure d’un petit cylindre pourvu d’une mince poignée. Le moment venu, employant séparément ses deux mains, il introduisait le cylindre dans la bouche du patient, appuyait ses bords inférieurs, épais et non coupants, sur les deux dents avoisinant de part et d’autre celle à enlever — puis amenait la rondelle grise, qu’il collait exactement sur la bleue. L’aimantation se produisait aussitôt, si brusque et si puissante que la dent malade, obéissant à l’appel, quittait son alvéole sans donner à l’intéressé le temps de percevoir la moindre secousse torturante — et se précipitait vers la rondelle bleue en pénétrant dans le cylindre, qui, entièrement de platine ainsi que les trois tiges, montrait une résistance à toute épreuve. Lorsqu’il s’agissait du maxillaire inférieur, le cylindre se posait normalement, la rondelle bleue en haut; dans le cas, au contraire, où la mâchoire dominatrice se trouvait en jeu, la manœuvre, bien que pareille, exigeait le renversement complet du cylindre et de la rondelle grise. Pour les bouches dégarnies, si d’un côté le soutien faisait défaut à cause d’une dent manquante, le maître, en vue d’un emploi fort simple, choisissait dans un lot varié de parallélépipèdes droits en ivoire plein celui qui, par sa hauteur, pouvait fournir la meilleure suppléance; le cylindre, s’installant d’une part sur une dent, de l’autre sur l’ivoire, offrait ainsi l’opposition voulue. Quand un vide complet environnait la dent morbide, doublement isolée, deux parallélépipèdes devenaient nécessaires. En présence de deux dents-supports d’inégale grandeur, Canterel recourait à un assortiment de petits carrés ivoirins d’épaisseurs diverses, dont un seul, mis sur la plus basse, établissait, pendant l’instant cri tique, une parfaite similitude de niveau.

Par une conséquence voulue de la combinaison atomique parti culière qui l’engendrait, l’aimantation s’exerçait seulement du côté intérieurement assombri au début par le cylindre, dans le champ strict d’un impeccable tube imaginaire de longueur indéfinie, dont l’axe eût traversé le centre des deux rondelles et dont le diamètre eût égalé le leur. La rondelle grise ne risquait donc pas d’attirer jusqu’à elle une des dents de la mâchoire hors de cause, et la bleue ne projetait son action que sur une portion de la dent visée, sans troubler aucunement les voisines; cette action circonscrite, vu son extraordinaire intensité, suffisait à donner le résultat cherché, complètement indolore par le fait de sa soudaineté. La dent une fois extraite et adhérente à la rondelle bleue, Canterel décollait aussitôt la grise, craignant que l’aimantation, qui — expérimentalement il en avait acquis la certitude — eût persisté malgré l’obstacle, ne bouleversât par accident une partie saine de la denture à la suite d’un faux mouvement de l’opéré ou de lui-même.

Le procédé, bientôt connu, avait amené à Locus Solus une foule de visiteurs à fluxion, qui tous s’en retournaient ravis de la manière prompte et confortable dont on venait d’arracher la cause de leur mal sans qu’ils eussent ressenti le moindre à-coup pénible.

Pêle-mêle le maître entassait au rebut les dents descellées par son art, et l’occasion lui avait toujours manqué pour s’occuper de cette embarrassante réserve, dont la destruction s’était trouvée constamment ajournée.

Après l’éclosion de son nouveau projet il bénit ces retards successifs, qui mettaient à sa portée un élément utilisable et pratique.

Il prit le parti de consacrer son stock de dents à l’exécution de sa mosaïque. Leurs nuances et leurs contours différaient suffisamment pour se prêter à cette fantaisie, et un complexe enrichissement serait fourni par l’ensanglantement plus ou moins vif des racines joint aux reflets brillants des aurifications et des plombages.

Le maître fixa délicatement à la partie inférieure de sa hie, entre trois griffes servant de supports, deux nouvelles rondelles pareilles à celles qu’il employait pour ses opérations dentaires. Mais cette fois il avait réglé la composition des deux métaux de manière à fonder une aimantation beaucoup moins autoritaire; il ne s’agissait en effet que de cueillir des dents simple nient jonchées à terre, sans avoir à les extirper de leurs alvéoles; en véhiculant leur léger butin d’un point à un autre, deux rondelles aussi fortes que les primitives auraient happé, pendant le trajet aérien, toutes les dents du sol qu’eût effleurées leur champ d’appel, chaque dernière venue sautant verticalement pour se coller sous la précédente; cet inconvénient capital n’était pas à craindre, les rondelles neuves, identiques aux premières comme taille et comme ton individuel, n’ayant que juste le pouvoir nécessaire pour héler de très près une dent exempte de résistance. Un chronomètre placé au bas du poteau d’aluminium devait, en actionnant certaine tige verticale, déterminer à tour de rôle, pour tels moments précis, le rapprochement ou l’écartement des deux métaux et rendre ainsi l’aimantation intermittente.

Canterel aurait acquis des résultats analogues en adoptant pour sa mosaïque des morceaux de fer doux diversement colorés, qu’un électro-aimant eût sans peine captés puis lâchés par l’effet d’un courant discontinu.

Mais ce procédé nécessitait dans la hie volante l’installation difficultueuse d’un alourdissant système de piles plein de graves inconvénients.

Le maître préféra donc sa première idée, qui, en exploitant de façon inédite la trouvaille ancienne dont il tirait un juste orgueil, le séduisait en outre par l’imprévu que donnerait au curieux tableau projeté l’emploi de fragments découpés et teintés par le hasard seul à l’exclusion de toute volonté artistique et préméditante.

Après avoir complété la demoiselle par l’adjonction de la géante aiguille de boussole, Canterel se vit encore en présence d’une condition indispensable à remplir. Il fallait que l’appareil nomade pût conserver une verticalité parfaite durant ses villégiatures sur les divers districts de l’œuvre future. Or, plus la mosaïque avancerait, plus les trois griffes soutiens risqueraient de détruire l’équilibre général en rencontrant des dents comme points d’appui; la hie, en se penchant, compromettrait grièvement l’orientation si précise des miroirs à évolution régulière, et une nouvelle ascension deviendrait impossible.

Pour trancher cette question d’importance vitale, Canterel évida la portion basse des trois griffes et mit à chacune d’elles un chronomètre de petit module, dont les rouages, au moment voulu, mobiliseraient certaine aiguille interne à pointe arrondie en mesure de s’abaisser temporairement.

Quand une griffe porterait sur une dent faisant déjà partie intégrante de la mosaïque, les deux autres seraient d’avance rallongées par leur aiguille respective dont le bout atteindrait le sol; parfois deux griffes se poseraient sur des dents, l’autre se servant seule de son aiguille.

Raymond Roussel

Locus Solus (Lieu solitaire)

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