— Locus Solus —

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Raymond Roussel

Locus Solus

Un rêve, inspiré par le texte récemment assimilé lui montra bientôt les onze frères de la légende fléchis de terreur par la sphère d’eau, dont l’ombre estompait mortellement le linot conducteur — tandis qu’au loin une neigeuse colombe s’élançait pour porter secours à ses persécuteurs.

Peu à peu la colombe s’accentua davantage, et le reître se sentit frôlé par elle. Ouvrant les yeux, il vit à ses côtés Christel, qui lui pressait la main pour l’éveiller.

En quelques mots, la jeune femme lui conta les événements qui avaient suivi l’apposition des pierres rouges sur l’orifice de la crypte.

Obsédée par la pensée de la mort affreuse réservée à son agresseur, Christel avait pris dans la bibliothèque du château puis transféré jusqu’à sa chambre une réunion de vieux manuscrits émaillés de plans et d’indications concernant la construction fort ancienne du domaine des Skjelderup.

Elle espérait trouver dans ces documents le signalement révélateur de quelque passage clandestin, suffisamment praticable pour lui permettre d’arriver seule jusqu’au reître, en évitant les risques d’indiscrétion que lui eût fait courir toute aide étrangère.

De minutieuses recherches lui apportèrent la réalisation de ses désirs.

Après avoir gravé dans sa mémoire chaque terme d’un long paragraphe complexe et précis, elle se rendit au milieu de la nuit dans les caves du château et, levant beaucoup la main, pressa un ressort invisible masqué par une des nombreuses aspérités de certain mur sombre et rugueux.

Bientôt une dalle du sol, sans pencher d’aucune manière, monta d’elle-même assez haut puis s’arrêta, soutenue au-dessus de son alvéole par quatre épaisses tiges verticales; l’ouverture mise à nu était comblée par une nappe d’eau.

Christel poussa un nouveau ressort, plus à droite, dans la même région du mur, et, dès lors, l’eau, en baissant, découvrit quelques marches aboutissant à un couloir souterrain. La jeune femme descendit et s’engagea dans le tunnel obscur, parmi les suintements de l’onde glacée qui, l’instant d’avant, en garnissait toute la longueur.

Elle déboucha ainsi dans la crypte du reître, juste sous l’affleurement habituel de l’étang, dont un décroissement initial, dû au second ressort manœuvré, avait amené le vidage du tunnel. En marchant avec précaution sur une saillie interne en pente douce elle atteignit le sol même de l’antre — et put s’approcher du prisonnier pour le tirer de son lourd sommeil.

Bouleversé par ce récit, Aag fut frappé, malgré lui, du rapport établi à la dernière seconde par son rêve entre Christel et cette blanche colombe dont il s’était cru effleuré en percevant l’attouchement libérateur qui l’avait éveillé. Dans les deux cas l’innocence lâchement persécutée venait victorieusement secourir l’instrument même de ses maux ou de ses périls.

Pendant qu’il se livrait à ces réflexions, Christel, non sans lui faire signe de la suivre, avait regagné, par la même saillie déclive, le passage souterrain ouvert dans la paroi humide de l’étang.

Après un trajet silencieux, tous deux sortirent par l’issue mystérieuse dissimulée dans les caves du château.

En faisant jouer successivement tout au bas du mur, à droite puis à gauche, deux ressorts encore inemployés coïncidant verticalement avec les deux premiers, Christel provoqua d’abord le retour des eaux qui, atteignant leur ancien arasement, prouvèrent que l’étang de la grotte s’était de nouveau empli jusqu’au bord — ensuite la descente de la dalle, dont la masse régulière combla hermétiquement l’étroite percée occulte. La jeune femme admirait la prévoyance avec laquelle l’architecte avait jadis ménagé ce passage secret, utile à quelque fuite désespérée même au temps où une simple porte — exempte d’éboulis mais susceptible être facilement condamnée par un envahisseur perspicace — séparait seule la crypte du château. En pensée elle voyait le mécanisme caché, dont les documents de la bibliothèque feuilletés quelques heures auparavant lui avaient montré le fonctionnement grâce à diverses coupes de sous-sol commentées par un texte précis : un boyau souterrain reliait l’étang de la caverne au lac Mjösen, qui s’étendait juste au même niveau à trois kilomètres à l’est; le second ressort, pendant tout le temps où on appuyait sur lui, lâchait le jet d’une conduite hydraulique dans l’intérieur d’un récipient qui, une fois alourdi, descendait en formant contre poids; actionné par ce fait, un délicat système de bielles et de éviers obstruait le boyau, ouvrant en même temps un déversoir foré à deux mètres de profondeur dans une des parois de l’étang qui aussitôt se vidait partiellement dans un puits naturel; c’est alors que la communication devenait praticable entre la crypte et le château, par suite de l’abaissement des eaux. Le troisième ressort, pressé avec vigueur, enfonçait de force et temporairement le résistant obturateur à refoulement automatique de certain orifice ménagé dans le bas du récipient, qui, promptement délesté de tout son liquide, remontait jusqu’à sa place primitive — pendant que bielles et leviers, détruisant leur premier travail, bouchaient le déversoir du puits et libéraient le boyau, par lequel le lac Mjösen emplissait de nouveau l’étang. C’était d’ailleurs par un principe analogue de contrepoids à eau tour à tour gorgé puis tari que le premier et le quatrième ressort remuaient la dalle.

Entraînant le reître par d’obscurs escaliers, Christel, avec deux clés dont elle s’était munie d’avance, ouvrit la porte du perron puis celle du parc et accorda en même temps à son agresseur la liberté complète et le pardon.

Au lieu de saisir une occasion si tentante de perpétrer l’enlèvement qui devait lui rapporter une fortune, Aag, influencé par l’amendement des onze frères dépeints dans les Kaempe Viser, se jeta aux genoux de Christel pour lui exprimer son repentir et sa reconnaissance.

Puis il se sauva dans la nuit, pendant que la jeune femme réintégrait silencieusement ses appartements.

Adoptant ce sujet, qui lui fournissait la fuligineuse crypte souhaitée, Canterel choisit dans son parc une place très découverte, remarquable par l’instabilité de direction observée dans les souffles la parcourant. Ces changements continuels ne pouvaient que favoriser les nombreux va-et-vient que la demoiselle aurait à effectuer pour l’exécution du tableau. Il fit aplanir avec une rigoureuse perfection toute la région qu’il se promettait d’utiliser — puis attendit patiemment l’apparition dans ses pronostics d’une future période de deux cent quarante heures qui, partant de la fin d’un coucher de soleil, ne comportât ni pluie ni tempêtes. L’expérience ne pouvait en effet se concevoir par un vent excessif, et une averse plus ou moins fouettante eût dérangé maintes combinaisons en alourdissant l’enveloppe de l’aérostat et en ternissant miroirs et lentille.

Le moment venu, il amena sur la place ventilée la hie aérienne ainsi qu’une caisse volumineuse contenant les dents extraites par lui depuis la découverte de ses deux métaux attractifs.

Là, ses prévisions météorologiques sous les yeux, il se livra pendant une nuit complète à un terrible labeur, distinguant sans erreurs les multiples coloris subtils de ses matériaux dentaires grâce à l’étrange et prodigieuse lumière d’un phare spécial, qui, inventé par lui depuis peu, avait révolutionné le monde des ateliers et académies en permettant à n’importe quel peintre de travailler après l’apparition des étoiles avec la même sûreté qu’en plein jour. Exprès il s’était assigné le soir comme point de départ des vingt tours de cadran prophétiques, afin de ménager à ses complexes préparatifs de longues heures noires forcément nulles pour la demoiselle, qui, en commençant sa tâche dès l’aube subséquente pour la terminer au serein du dixième jour, emploierait sans en rien perdre toute la partie diurne et utilisable du laps de prédictions.

Attentif à ne pas gaspiller un instant, il s’appliquait à combiner l’éclosion de son œuvre d’art, les regards fixés de temps à autre sur un modèle exécuté à l’huile, d’après ses indications, par un portraitiste avisé, qui avait distribué chaque teinte en quantité plus ou moins grande suivant le nombre de dents ou de racines la représentant. Laissant libre l’emplacement de la future mosaïque, il semait sciemment aux alentours les éléments dentaires de toutes nuances, pour les rendre prêts à être happés aux différents pèlerinages de la hie.

D’avance, les dents étaient judicieusement orientées selon le sens exact que leur assignaient dans le tableau leurs divers contours, de même que les racines, toujours séparées de la couronne, séance tenante, par une section faite avec une petite scie ad hoc.

Conjointement à ces absorbantes semailles, Canterel établis sait, au millième de seconde près, les futurs embrayages délicats de certain mécanisme supplémentaire et moteur dont il avait individuellement pourvu les neuf chronomètres, qui, une fois remontés, marcheraient deux cent trente-trois heures pleines, ère de précaution un peu supérieure — vu la phase solaire de l’année — au temps que vivrait l’aventure entre la première aube et le dernier crépuscule.

Une brise devant naître à telle fraction de minute et se diriger dans tel sens, la lentille, mue par son chronomètre spécial, concentrerait les rayons solaires sur la substance jaune — et garderait plus ou moins longtemps sa position calorifique suivant la pureté de l’atmosphère et la puissance thermique de l’astre radieux, proportionnelle à la courbe de son évolution, puis, sur tout, suivant l’opacité relative et la durée d’occultation de tel nuage passant sur le disque flamboyant. Dans la partie de sa besogne concernant la lentille, le maître tint compte, une fois pour toutes, des ombres fines que marqueraient sur la matière ocreuse quelques-unes des soies du filet.

Le réglage chronométrique de la soupape demandait une grande application. Certains souffles violents auraient pu emporter la hie pendant ses temps de repos, et un dégonflement partiel serait parfois nécessaire indépendamment des pérégrinations aériennes, dans le seul but d’alourdir l’ensemble en vue d’une stabilité plus résistante. Cette particularité aurait un contrecoup direct sur le travail de la lentille, obligée d’éblouir ensuite plus longuement l’amalgame jaune pour compenser les pertes d’hydrogène.

En bas, la tâche des deux rondelles consacrées à l’attirance puis au lâchage des dents était plus facile à mettre au point. En revanche, l’arrangement des trois chronomètres dédiés aux rallonges internes des griffes astreignit Canterel à d’effrayants calculs. Quant aux miroirs, leurs déplacements, parfaitement réguliers, ne viseraient qu’à suivre le soleil dans sa course; mécaniquement leur orientation générale changerait un peu chaque jour, à cause de la modification quotidienne apportée dans l’apparente course de l’astre radieux par l’inclinaison du plan de l’équateur sur celui de l’écliptique.

L’appareil devait invariablement rester stationnaire du coucher au lever du soleil — et ne jamais recevoir aucun attouchement, car les chronomètres seraient ordonnés d’avance jusqu’au dernier jour inclus. Les cadrans, laissés visibles à dessein, permettraient de savoir constamment si les mouvements, exempts de la plus minime perturbation, continuaient bien tous à donner la même et vraie heure.

Raymond Roussel

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Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

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