— Locus Solus —

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Raymond Roussel

Locus Solus

Comme point de direction le maître avait choisi une sorte de diamant géant qui, se dressant à l’extrémité de l’esplanade, avait déjà maintes fois attiré de loin nos regards par son éclat prodigieux.

Haut de deux mètres et large de trois, le monstrueux joyau, arrondi en forme d’ellipse, jetait sous les rayons du plein soleil des feux presque insoutenables qui le paraient d’éclairs dirigés en tous sens. Fixement soutenu par un rocher artificiel très peu élevé dans lequel s’encastrait sa base relativement minime, il était taillé à facettes comme une véritable pierre précieuse et semblait renfermer différents objets en mouvement. Peu à peu, en s’approchant de lui, on percevait une vague musique, merveilleuse comme effet, consistant en une série étrange de traits, d’arpèges ou de gammes montants et descendants.

En réalité, ainsi qu’on s’en rendait compte de tout près, le diamant n’était autre qu’un immense récipient rempli d’eau. Quel que élément exceptionnel entrait sans nul doute dans la composition de l’onde captive, car c’était d’elle et non des parois de verre que venait toute l’irradiation, qu’on sentait présente en chaque point de son épaisseur.

Les yeux appliqués contre l’une quelconque des facettes, on embrassait d’un seul regard circulaire tout l’intérieur du récipient.

Au milieu, une jeune femme gracieuse et fine, revêtue d’un maillot couleur chair, se tenait debout sur le fond et, complètement immergée, prenait maintes poses pleines de charme esthétique en balançant doucement la tête.

Un gai sourire aux lèvres, elle semblait respirer librement dans l’élément liquide l’enveloppant de toutes parts.

Entièrement éployée, sa chevelure, blonde et superbe, tendait à s’élever au-dessus d’elle, sans toutefois atteindre la surface. Au moindre mouvement, chaque cheveu, entouré d’une sorte de mince fourreau aqueux, vibrait sous le frottement des nappes fluides, et la corde ainsi formée engendrait, selon sa longueur, un son plus ou moins haut. Ce phénomène expliquait la séduisante musique entendue aux approches du diamant. L’habile jeune femme la produisait à dessein, réglant savamment ses crescendo ou diminuendo par le degré variable de force et de rapidité choisi pour les oscillations de son cou. Les gammes, traits ou arpèges, dans leurs ascensions et dégringolades mélodieuses, pouvaient s’égrener sur un champ d’au moins trois octaves. Souvent l’exécutante, se bornant à mollement accomplir de légers dandinements du crâne, restait confinée dans un registre fort restreint. Puis, se déhanchant pour imprimer à son buste un large et continuel mouvement de roulis, elle employait toutes les ressources de son curieux instrument, qui donnait alors son maximum d’étendue et de sonorité.

Cet accompagnement mystérieux convenait idéalement aux poses plastiques de la jeune femme, semblable à quelque troublante ondine. Le timbre avait une saveur singulière, due au milieu liquide où les sons se propageaient.

Passant parfois devant elle, un surprenant animal explorait l’énorme cuve en nageant allégrement — sujet terrestre à coup sûr, comme en témoignait sa structure de quadrupède griffu. Rose et exempte de tout pelage, sa peau impressionnante déroutait l’observateur; mais un formel renseignement spécifique était fourni par ses yeux, qui sans conteste appartenaient à un chat.

À droite, un objet peu consistant, immergé à une profondeur de cinq décimètres, pendait au bout d’un fil. Ce ne pouvait être que le résidu interne d’une face humaine, sans nul vestige d’éléments osseux, charnels ou cutanés. Sous le cerveau, demeuré intact, les muscles et nerfs développaient de tous côtés leurs réseaux complexes. Grâce à une mince carcasse presque invisible soutenant délicatement ses moindres coins, l’ensemble conservait sa forme originelle, et rien qu’à la configuration de tel plexus on reconnaissait clairement la place des joues, de la bouche ou des yeux. Chaque fibre avait une enveloppe aqueuse rappelant, en plus épais, les fourreaux ténus mis aux cheveux de l’ondine. C’était par trois points périphériques de la carcasse, situés juste sous la cervelle, que le fil, se détriplant dans son extrême portion inférieure, supportait le tout.

En poursuivant l’examen vers la droite on apercevait un minuscule fût de colonne, qui, parfaitement vertical, se maintenait immobile entre deux eaux.

Sur le fond du vaste réservoir gisait un long cornet métallique très pointu, percé de plusieurs trous.

Attirés à gauche par Canterel et postés devant d’autres facettes, nous pûmes contempler de près une série de petits individus tantôt seuls, tantôt accouplés ou groupés, qui, pareils à des ludions, montaient verticalement dans l’eau puis, sans gagner la surface, retombaient jusqu’au fond, où un bref repos les séparait d’une nouvelle ascension.

Le maître, désignant en premier lieu deux personnages solidaires, nous donna cette explication :

« L’athlète Vyrlas entrave l’élan d’un oiseau robuste, qui, par l’effet de certain dressage criminel, tente d’étrangler Alexandre le Grand. »

L’objet en cause évoquait tout un drame. Héros inconscient d’une scène tragique, un homme était mollement endormi sur une somptueuse couche orientale. Fixé au mur près du chevet, un fil d’or s’enroulait en nœud coulant autour de son cou et tenait, par son extrémité libre, à la patte d’un gigantesque oiseau vert, qui, déployant ses ailes, semblait sur le point de resserrer la mortelle étreinte par une forte traction préparée dans le sens voulu. Debout et ferme, un sauveur à musculature d’athlète avançait les deux mains comme pour empoigner le volatile assassin, que le fil, par une évidente interversion de rôles, soutenait dans l’espace grâce à une secrète rigidité.

L’ensemble montait rapidement. À courte distance de la surface, une grosse bulle d’air s’enfuit soudain par une ouverture pratiquée dans le sommet du mur auquel se rattachait le fil d’or; son passage avait dû provoquer dans un mécanisme intérieur quelque déclenchement subtil, d’où résultèrent plusieurs mouvements; porté en avant par un battement d’ailes pendant que le nœud comprimait brusquement le cou du dormeur, l’oiseau tomba au pouvoir de l’athlète, dont les mains se rapprochèrent pour le saisir. Effet et non cause, l’essor du volatile provenait d’une poussée du fil, qui, se resserrant de lui-même, avait légèrement allongé sa portion de soutènement.

Après le départ de la bulle aérienne la descente commença, pendant que les mains de l’athlète s’écartaient et que le nœud, en se relâchant, ramenait l’oiseau à sa place primitive. Une fois posé sur le fond du récipient, l’objet demeura quelque temps stationnaire — puis effectua une nouvelle ascension qui, à la même hauteur, se termina par une récidive des mouvements déjà observés, coïncidant avec une forte expulsion d’air.

« Pilate ressentant la brûlure du sceau terrible marqué en traits de flamme sur son front », dit Canterel en nous indiquant un autre ludion, qui se rapprochait verticalement de la surface.

Debout, les mains levées vers son visage crispé par la souffrance, Pilate fermait à demi les yeux avec une expression d’angoisse et de terreur. Au point culminant de la montée, un globule d’air s’évada par quelque ouverture occipitale, tandis qu’un signe lumineux, dû sans doute à une lampe électrique placée dans la tête, apparaissait, éblouissant, sur le front du personnage. C’était, rien qu’en lignes de feu, un dessin représentant le Christ à l’agonie; Canterel nous montra qu’au pied de la croix divine la Vierge d’un côté, Marie-Madeleine de l’autre étaient pieusement agenouillées et que chacune des deux robes, avec sa partie basse, marquait un linéament incandescent sur une paupière de Pilate.

Pendant la chute lente du bibelot le signe s’éteignit, prêt à se rallumer au faîte de la prochaine escalade.

Canterel, l’index braqué vers une nouvelle figurine, articula cette brève annonce :

« Gilbert agite sur les ruines de Balbek le fameux sistre impair du grand poète Missir. »

« Gilbert agite sur les ruines de Balbek le fameux sistre impair du grand poète Missir. »

Une joie folle empreinte sur la face, Gilbert foulait un amas de pierres semblant provenir de décombres fort anciens. Dressant fièrement sa main droite armée d’un sistre à cinq tiges, il ouvrait la bouche comme pour déclamer quelque strophe.

Cette fois, à l’apogée du trajet ascendant, le départ d’une bulle d’air moyenne fusant hors de l’épaule droite détermina un geste du bras levé, qui agita gaiement le sistre comme pour le faire vibrer.

« À l’aide d’un couteau dissimulé dans son lit, le nain Pizzighini se fait sournoisement une série d’entailles sur le corps, pour que sa sueur de sang annuelle, guettée par trois observateurs, paraisse plus abondante. »

Ce commentaire de Canterel s’appliquait à un groupe actuelle ment immobile sur le fond de la vaste cuve. Très en vue, un être à figure d’avorton était couché, les draps jusqu’au menton, dans une sorte de berceau adapté à sa taille enfantine; une expression de fourberie animait ses veux, fixés vers trois surveillants attentifs qui épiaient sur sa personne l’apparition de quelque phénomène. Bientôt le tout, s’enlevant légèrement, partit pour de grandes altitudes, et, au moment voulu, un brutal exeat que le plus haut coin de l’oreiller délivra par une secrète ouverture à un fort ballon d’air eut, par suite du déclenchement produit, un saisissant résultat. Une sueur sanglante fort minime perla sur l’affreux minois de l’avorton, tandis que, par contraste, les draps se teignaient d’immenses taches rouges semblant dues à une terrible hémorragie. Intense ou faible, cette coloration vermeille provenait partout d’une poudre légère sortie subitement par une masse de trous microscopiques. Pendant que les quatre quidams regagnaient leur profond point de départ, la poussière incarnate, en se dissolvant de façon parfaite, débarrassa l’eau de tous vestiges tinctoriaux.

« Atlas envoie dans la sphère céleste, dont il vient de décharger momentanément ses épaules, un coup de pied rageur qui atteint la constellation du Capricorne. »

Détaillé par ces paroles de Canterel, un nouveau ludion, en plein essor ascensionnel, subit notre examen. Pliant le genou et montrant la plante de son pied droit prêt à frapper, Atlas, aperçu de dos, tournait la tête pour décocher un furieux regard à un globe scintillant qui, tombé derrière lui, comprenait seulement une multitude de petites étoiles faites chacune d’un brillant et reliées par un imperceptible réseau de rigides fils d’argent les disposant suivant les véritables configurations cosmographiques. Parvenu en de hauts parages, où, d’un seul coup, s’effectua hors du sommet de son crâne la sortie de plusieurs centimètres cubes d’air, Atlas, lançant brusquement son talon dans le Capricorne, corrigea par un déplacement d’astres une légère et unique faute d’uranographie. À la descente la jambe percussive reprit sa position initiale et la faute reparut.

Canterel, s’occupant d’un trio qui suivait de près Atlas dans sa chute, reprit succinctement :

« Voltaire doute un instant de ses doctrines athéistes à la vue d’une jeune fille extasiée par la prière. »

Crispant sa main sur le bras d’un compagnon de promenade, Voltaire, vu de profil perdu, contemplait avec angoisse une adolescente qui, agenouillée à quelques pas de lui, priait ardemment, la face tournée vers le ciel. Après un stage de repos sur l’appui solide trouvé au terme de sa plongée, la légère bagatelle s’envola doucement. Tout en haut, l’étrange assomption fut enrayée par le mot latin Dubito, qui s’échappa des lèvres de Voltaire sous forme de nombreux globules d’air dont le groupement créait six lettres parfaitement calligraphiées.

« Âgé de cinq mois, Richard Wagner, dormant dans les bras de sa mère, inspire à un charlatan une prédiction caractéristique », déclara le maître, passant à la dernière œuvre d’art sous marine.

Là, une femme, dont le bras gauche supportait un enfant étendu, pointait l’index de sa main libre vers un vieillard aux allures de bateleur, qui lui présentait, au-dessus d’une petite table où reposait une écritoire dont l’encrier était ouvert, certaine coupe à fond plat contenant en couche uniforme une poudre grise pareille à l’ordinaire limaille de fer. Cette fois, proche l’affleurement de l’onde, la défection d’une masse d’air indivise, dégorgée par l’encrier de l’écritoire, fit osciller le poignet de la femme, dont l’index appliqua trois coups secs sur le bord de la coupe. Dès lors la limaille se creusa de sillons qui, rendus plus nets par chaque secousse, finirent par composer, en lettres bizarres mais suffisamment lisibles, ces deux mots : “Sera pillé”, s’appliquant à souhait au futur auteur de Parsifal. Pendant le retour du groupe vers de plus grandes profondeurs, on vit s’aplanir la limaille, qui, factice et compacté, n’avait produit l’effet voulu que par trompe-l’œil, grâce à des fentes sinueuses préparées d’avance avec une triple phase d’épanouissement mécanique.

Raymond Roussel

Locus Solus, texte intégral

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Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

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